Bruno Botella
Oborot
«Je dirais encore de ces images et d’avance qu’elles sont insuffisantes. Elle devraient être plus éblouissantes, plus instables, plus labiles, plus insaisissables, plus oscillantes, plus tremblantes, plus martyrisantes, plus fourmillantes, infiniment plus chargées, plus intensément belles, plus affreusement colorées, plus agressives, plus idiotes, plus étranges. Quant à la vitesse elle est telle que toutes les séquences réunies devraient tenir en cinquante secondes. Là le cinéma devient impuissant.»
Henri Michaux, Images du Monde Visionnaire, 1963.
Le dessin animé est un dessin sans papier autant qu’il est un film sans caméra. C’est en partant de ce constat qu’on peut commencer à minorer l’activité d’animateur. Il faut en amputer les éléments de pouvoir. Soustraire ce qui à la fois assure la cohérence du sujet traité et de sa représentation, pour essayer de dégager une nouvelle potentialité, une force non représentative toujours en déséquilibre. Aussi veuillez regarder ma production récente comme la continuation d’une recherche d’animateur — mais une recherche hermétique aux constats ennuyeux de l’image par image et de la persistance rétinienne.
Les procédés n’aboutissent à aucune certitude. Préférant la négligence à la finition, ce qu’ils laissent choir sont les restes encore dégoulinants d’une besogne qui ne se lasse pas de ne jamais parvenir à ses fins. Débris presque vides de sens, objets à moitiés terminés, dépouilles, moignons, hybridations bancales — comme ce film un jour trouvé aux confins du néant, dans la dernière poubelle de l’univers.
Psychédélisme noir, aveugle et négatif. Une lente besogne usant de contre formes pour produire ses effets fantasmatiques. Soit une impossible matrice retournée sur elle-même et qui se voudrait plus chevelue que le crâne dont elle se promettait de reproduire les reliefs.
Ou encore ces autres contres formes pressant des boucliers dont la transparence avait pour projet d’halluciner les foules et d’en contrôler les mouvements — on y oppose un travail au repoussoir et de l’intérieur en provoquant des aspérités, d’innombrables bulles afin de multiplier les apparitions, les pullulements. Des gestes de défiguration, cherchant aveuglément l’interruption d’un flux, ou plutôt l’incursion dans ce même flux d’un usage détourné, courant à rebours toujours plus bête et plus maladroit. Méchant, grossier, caricatural, dans l’esprit de certaines bandes-dessinées d’avant-guerre.
Se vautrer d’une falaise ou se dissoudre dans l’acide, chercher à se déprendre de soi et à se corrompre avec tout et à tout prix. Forcer la gaucherie et amputer tout ce qui pourrait fonder une discipline — autrement dit, se remettre sur la table à dissection et retirer tout ce qui dépasse. On verra bien sortir ce qui jusqu’ici était contenu par la précédente organisation. Et que le délire puisse continuer bien en deçà , à côté, et surtout au dehors.
Ce gros cône. Initialement une peinture — avec ces grands gestes barbotant dans la matière, prévisibles, brassant de l’air et de la peinture — roulée sur elle-même de sorte qu’en devenant un volume on ne puisse la voir que sur la tranche. Déjà infinitésimale pellicule, en remettre une couche pour en faire une machine à rapetisser — de telle sorte que la surface de la base du cône dessine une spirale dont les arcs se projettent jusqu’à la pointe du volume. Noyer la forme sous une chape de silicone dont les volutes complexes se pétrifient en accompagnant le mouvement de spirale. Une façon détournée de faire un dessin animé dont le mouvement se dévoile à mesure que la forme se voit amputée par tranche.
Des coups tordus, des machinations. A chaque étape il faut redonner un tour. Il faut faire des plans dont les lignes ne concordent pas nécessairement. Souvent elles s’évitent, ne travaillent pas de pair. Si elles se rencontrent, elles essaient de s’arracher les unes aux autres en tentant d’annexer les mondes à partir desquels elles semblent s’animer. Éclats primordiaux contenus dans des boîtes et menaçant de faire exploser ce dans quoi ils entrent.
Enfin, cette pâte à modeler dont les effets hallucinogènes se propagent à mesure qu’on la malaxe. Initialement copié sur la recette d’un vieil onguent destiné à transformer les utilisateurs en animaux, le projet, en devenant pâte, se proposait de prendre l’empreinte d’une activité psychique, l’empreinte d’une métamorphose. Pour parvenir à la fabrication d’un tel matériau il aura fallu des croisements eux mêmes imprévisibles et dont le procédé vise en premier lieu à transformer la peau des mains en des milliers de petites bouches. Il y avait outre cette recherche sur la métamorphose, un travail au noir établissant une relation d’égalité entre la durée légale du travail et la durée d’un trip. Une tâche beaucoup plus sournoise profitant de la situation pour s’en payer une bonne tranche: fabriquer un film d’animation avec une machine absolument différente et dont les rouages cérébraux se passent alors du dispositif cinématographique.
Toute cette infatigable besogne ne dissimulerait-elle pas un moyen pour se déprendre de toutes prérogatives professionnelles. Une tâche n’ayant d’autre fin que de masquer une contemplation sous des faux airs de labeur. Chaque objet qu’elle traite officiellement s’engloutit dans les rouages d’un plan invisible, une machine à étendre le temps. A mesure qu’elle creuse les heures de travail, sa vitesse atteint un seuil où tout ce qui est proche devient inatteignable. Les choses les plus simples à dire ou faire semblent alors impossibles. Il n’a jamais été question ici d’efficacité.
Le travail est une contradiction, une perturbation du temps cherchant à se résorber obstinément par un assemblage entremêlé de matériaux organiques et inorganiques, de souvenirs, de visages, d’animaux et d’atmosphères littéralement hors d’eux même, comme postillonnés, dans le tournoiement aléatoire d’une indescriptible partouze conspirée dans un trou du présent.