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Objets Protecteurs

L’artiste Evgueny Antufyev, né en 1986 à Kyzyl, capitale de la République de Touva, formé à l’Institut d’art contemporain de Joseph Backstein, lauréat en 2009 du prix Kandinsky, est partagé entre sa Sibérie natale et la Russie, entre Touva, où il a passé son enfance, et la capitale de la Fédération, où il a étudié l’art et a pu obtenir un atelier de la part de la fondation Winzavod.

Le jeune homme joue encore à la poupée. A celles qu’il chiffonne lui-même avec des tissus chinés à droite et à gauche, qu’il imagine puis confectionne, pique et coud avec le plus grand soin.

Evgueny Antufyev n’enfante pas des objets utilitaires mais des créatures dotées de pouvoirs bénéfiques. Des fétiches à visage humain et à échelle réduite. Tous ces poupons sont à base de tissus récupérés, patinés, lavés puis rembourrés. Ils ont des teintes éteintes, variées et les formes les plus diverses.

Les «cocons» en coton, ornés de cordons ombilicaux en forme de fils, franges ou tresses, sont censés, quant à eux, protéger des dangers du monde extérieur l’artiste, les membres de sa famille, et ceux qui s’en approchent, qui en deviennent acquéreurs ou collectionneurs. Pour le moment, ils sont agrafés aux murs de la galerie dans la salle du rez-de-chaussée ainsi que dans celles du sous-sol.

L’art retrouve là une fonction magique oubliée depuis longtemps en Occident. Et l’objet d’art redevient signe divinatoire, formule conjuratoire, support invocatoire.

La magie use également d’objets considérés comme impurs, trouvés dans la nature: ossements, fleurs séchées, cadavres d’insectes, cheveux, dents, ainsi qu’une tête de sanglier que Evgueny Antufyev a récupérée par auprès de chasseurs. Les prélèvements obéissent à des motivations un peu troubles, par exemple avec les traces du sang menstruel de… la sÅ“ur de l’artiste.

Ces petits objets hétéroclites, ces visuels de signes, de bribes métonymiques, de substituts et de traces bien réelles sont posés à plat, sur de modestes autels en bois blanc, étalés comme le produit de fouilles archéologiques. Tandis que les modèles réduits faits de vieux tissus ressemblent plus à des objets transitionnels qu’à des poupées d’envoûtement censées être, plus ou moins, néfastes.

En dépit des apparences, Evgueny Antufyev ne se situe ni dans l’art brut (ses poupées diffèrent de celles façonnées en grosse toile de jute par Michel Nedjar), ni dans la fascination morbide. Il n’a guère plus à voir avec les métaphores de la peinture métaphysique illustrée par les mannequins de couture de Giorgio de Chirico; avec la symbolique à base de pantins en bois de Man Ray; avec la dynamique des poupées démembrées et sexuées de Hans Bellmer; ou avec les collages paradoxaux de Méret Oppenheim et de son fameux Déjeuner en fourrure (1936).

Un récent film réalisé de Bartabas intitulé Chamane (1995) inviterait à moins associer le travail d’Evgueny Antufyev aux rituels magiques qu’à l’activité chamanique qui a sa source en Sibérie, que l’on retrouve en Asie, de la Chine au Japon — et sur le continent américain.

Evgueny Antufyev n’est évidemment pas pour autant un chamane en contact privilégié avec le numineux, ou avec des forces plus obscures. Il puise seulement dans ses racines l’objet de ses recherches, dans ses gestes ou dans ceux de ses ancêtres la forme la mieux adaptée à ses Å“uvres. Le voisinage de l’art et du surréel n’implique pas le détournement surréaliste de l’acte chamanique.

Alors que la couture a toujours été considérée comme une activité féminine, elle est de plus en plus pratiquée par des artistes contemporains hommes. Le hasard veut que le ministre de la Culture de Touva, Viacheslav Dongak, est lui-même artiste, metteur en scène et chorégraphe, couturier et designer. Il a d’ailleurs, voici deux ans au Musée des Arts premiers, son spectacle Parures féminines et chants diphoniques qui était en même temps un défilé de mode.

Evgueny Antufyev cultive le goût du merveilleux, du primitif et du médiumnique chers à André Breton pour produire un reliquaire ou un musée imaginaire d’œuvres étranges, hermétiques et belles, aux qualités plastiques incontestables.

— Cocon aux yeux bleus, 2009. Tissus. H: 30 cm
— Cocon aux perles rouges, 2009. Tissus. L: 30 cm
— Dame blanche, 2009. Tissus, cheveux. L: 40 cm
— Dame bleue (détail), 2009. Tissus. H: 60cm
— Déesse bleue, 2009. Tissus. H: 30 cm

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