PHOTO | INTERVIEW

O Ring

Jacinto Lageira, professeur des universités en esthétique à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et critique d’art s’entretient avec Nathalie van Doxell à propos de l’œuvre «O Ring». Exposée à la galerie Vincenz Sala du 25 avril au 24 mai 2015, elle regroupe cinq séries où Nathalie Van Doxell entrecroise photo documentaire, récits et photo d’auteur.

Jacinto Lageira. On peut commencer par la présentation de ton dernier projet «O Ring».
Nathalie van Doxell. Je réalise des photographies sur des lieux où se sont déroulées des situations dans lesquelles des innocences ont payé le prix fort, ou bien je photographie des objets issus de ces situations. Je donne à voir ces lieux ou ces objets sans légende qui pourrait les stigmatiser ou enrichir le monde du voyeurisme des médias, mis à part la date du jour de la prise de vue. Je fais aussi des mises en scènes avec des objets issus de faits divers. Je crée à partir de ces lieux, de ces histoires de vie que j’ai découvertes dans la presse dans les rubriques de politique ou de faits divers, un monde merveilleux et inquiet sans début et sans conclusion. Il s’agit en quelque sorte, d’une sorte de légende ouverte à toute interprétation, où s’entrecroisent les genres de la photographie document et la photographie d’auteur, un monde imaginaire pris dans le réel du quotidien. J’y conduis une sorte d’investigation, je crée une légende onirique à propos des notions d’innocence, de responsabilité, de pouvoir et de mondialisation, dans une tension entre fiction et réalité.

D’ou vient le titre «O Ring»?
Nathalie van Doxell. J’ai choisi le titre de «O Ring», par allusion à l’expression américaine «O Ring Responsability». Les sociologues parlent de O Ring Responsability par référence à la fusée qui a explosé dans l’espace dans les années 1970. On a découvert en effet que, dans cet engin, tout ce qui était sophistiqué était parfait: c’est un tout petit joint en forme de «O» qui n’était pas calculé pour résister à des hautes températures qui a fondu. Autrement dit, un organisme vaut par ce que vaut son maillon le plus faible. Ce qui m’intéresse c’est de pointer là où quelque chose perturbe. Cette dernière œuvre, comme mes travaux précédents, est une expérience dans laquelle je questionne les rapports entre les êtres, et ce que j’appelle le jeu du consensus mou. Mes œuvres ont toujours inclus un rapport de reconnaissance de l’autre.

Il y a une partie écriture que tu appelles abécédaire dans ce dernier travail, quel est le statut de cet abécédaire?
Nathalie van Doxell. Depuis quelques années, avec ce nouveau travail que j’appelle «O Ring», je réalise des photographies que j’accompagne d’un Abécédaire que j’écris au fil du temps. Les photographies n’existent pas sans l’Abécédaire. On retrouve dans l’Abécédaire certains noms, certains lieux liés à mes prises de vues. Dans l’Abécédaire vous ne trouverez aucune réponse sur «O Ring» ni sur aucun des faits divers dont je me suis inspirée. Il s’agit d’un texte ouvert à déchiffrer. Comme dans mes photos je réinstaure du manque, ceci en réponse à une société qui ne veut que du plein, des médias qui ne donnent que des réponses closes, et des certitudes. J’essaie toujours dans mon travail de réintroduire du trouble, quelque chose qui serait du côté de ce que j’appellerais du caché-voilé.

Tu as une manière très particulière de partir de «faits divers». Il me semble que tu t’en inspires, mais tu ne les utilises pas en tant que tels.
Nathalie van Doxell. En effet, je ne les utilise pas en temps que faits divers. Le fait divers n’existe pas en soit, ce sont les médias qui transforment une histoire de vie en fait divers. Les médias sont dans la dramatisation de drames humains pour leurs rubriques mineures. En opposition à ce voyeurisme, je travaille sur un statut esthétique des fait à partir d’un matériel documentaire. Il n’y a aucune artificialisation des faits dans mes photographies, on pourrait plutôt parler de mise en œuvre subjective assumée, ce qui est différent du documentaire journalistique. Une sorte de désintérêt pour le sensationnel en pointant des faits prétendus hors du commun. Une espèce de contre fiction du sensationnel tous en restant dans l’esthétique.

On pourrait dire que «O Ring» est une sorte de contre fiction du sensationnalisme des médias?
Nathalie van Doxell. En effet, l’utilisation des histoires de vie par le monde des médias me fait réagir. Je suis contre l’utilisation des faits divers pour le sensationnalisme dans le seul but d’attirer le client dans un but mercantile. Peut être que je tente dans mes recherches de remettre de l’importance sur notre propre rapport subjectif aux événements de la vie. Je tente de réintroduire du sensible, du non dit, du non appréhendable, à l’opposé des média qui ne font qu’une surenchère au spectaculaire.

Il y a depuis toujours une dimension de discrétion militante dans ton travail. Je retrouve ce fil conducteur de «O Ring», dans la dimension du don, peux-tu en dire quelque chose?
Nathalie van Doxell. En ce moment, je conçois aussi des housses de voiture pour cette série de photographies «O Ring». Je réalise à la main des housses de voiture tout à fait particulières, sur mesure. Chaque housse porte le nom d’une personne innocente qui a vécu un événement violent dans une voiture. Puis je fais don de cet objet à une personne qui possède une voiture et je réalise des images photographiques de cette housse-œuvre telle qu’elle est utilisée par la personne à qui j’ai fait ce don. Ces photographies sont la trace visible de ma dépossession de la housse par le don, c’est la trace réactivée dans la ville de l’événement passé qui a eu lieu.

«O Ring» est un ensemble de photographies qui combine et accumule de multiples expériences. L’œuvre est ainsi constituée de deux parties. L’une, des couches d’images superposées qui forment le fil conducteur d’un processus où s’entrecroisent les genres de la photographie documentaire, de l’art conceptuel et de l’anthropologie visuelle. «O Ring» comporte un nombre d’images non définies dont le fil conducteur s’enrichit de nouvelles expériences photographiques dans un processus qui s’étend sur plusieurs années. L’autre, la partie qui relève de la notion du don. La photographie est-elle dépendante de l’acte de don ou indépendante?
Nathalie van Doxell. Je préférerais employer le mot interdépendante. Il y a, d’un côté, un acte de don que je vis en tant qu’expérience esthétique concrète, puis, de l’autre, une proposition plastique, mémoire de cet acte. Chacune de ces propositions n’existerait pas sans l’autre.

C’est donc une œuvre à deux facettes, un même acte relevant du don et de la valeur marchande.
Nathalie van Doxell. Je travaille à un rapport concret non-marchand et à une mise en visibilité dans l’espace de l’art qui est un espace d’expression, mais également un espace marchand. Il se trouve que l’espace de l’art n’échappe pas à l’emprise de la finance, à la mondialisation régie par les lois du marché. Ce qui m’intéresse dans le don, c’est la relation donateur/donataire, c’est-à-dire une reconnaissance tacite véritable, symboliquement figurée par le don. Ce n’est pas l’objet que je donne qui par sa force exige le retour, mais c’est un acte de mutuelle reconnaissance de deux êtres qui n’ont pas de discours spéculatif. Je me dépossède de l’œuvre par le don, pour abandonner un peu l’autorité de l’objet culte devenu objet de spéculation.

En quoi ce don est-il artistique, excepté le fait qu’il s’articule avec l’autre partie, la photographie, qui est sa valeur marchande?
Nathalie van Doxell. Il s’agit je crois de mon rapport éthique à l’esthétique. Ces housses-œuvres sont des objets uniques, esthétiques, fonctionnels sans l’être, des objets dont la seule valeur réside dans la qualité du rapport que j’ai institué avec une autre personne. Elles sont en quelque sorte totalement inutiles, ne correspondent pas aux critères marchands, ne sont pas du tout rentables. Leur valeur est symbolique et esthétique.

Pourrait-on inscrire cette démarche dans une logique artistique conceptuelle?
Nathalie van Doxell. La série «O Ring» est en effet une œuvre qui s’inscrit dans une démarche conceptuelle, ceci dans la continuité de ce que j’ai toujours fait dans mes précédents travaux. Mais il y a également l’importance de l’expérience vécue à travers l’acte artistique ainsi que mon rapport à l’esthétique. Dans «O Ring» série I, il y a des voitures et des housses de voitures que j’ai dessinées et fabriquées moi-même. J’avais déjà fait dans le passé plusieurs œuvres avec des voitures car c’est un objet de consommation, un objet stéréotype de nos sociétés contemporaines mais qui peut aussi être un objet de séduction.
La semaine dernière je faisais une photo d’une voiture avec sa housse et un passant est venu vers nous pour nous dire que nous ne devrions pas laisser la housse sur la voiture, qu’elle était «trop belle, qu’on pourrait la voler». Cette housse est un objet symbolique en hommage à Giovanni Falcone, et qui est la suite d’un ensemble de réflexions sur l’art, donc un objet conceptuel.

Tu signalais à l’instant que des passants expriment que la housse peut être volée; ils y voient donc une valeur marchande.
Nathalie van Doxell. En effet, nous réduisons généralement tout à une valeur marchande. De simple indice d’égalité de valeur entre deux choses échangées, l’argent est devenu lui-même une chose de valeur. La valeur d’échange est devenue une plus-value et, à partir de là, une mystification: l’argent devient mystérieux, puisqu’il produit de l’argent alors qu’il ne devrait être, dans mon monde naïf et révolu, que le signe d’un échange réel entre deux choses qui acquièrent leur valeur soit par la rareté, soit par le travail qui y est inclus.

D’une certaine manière, l’œuvre d’art a toujours relevé du don, les artistes ont toujours créé de façon gratuite, mais à présent il semble qu’il n’y a plus d’espace pour ce processus de création. L’objet d’art n’est plus un objet ayant une valeur propre, il est devenu simple valeur de spéculation. La valeur symbolique qui était une part fondamentale de l’art se raréfie, puisque l’art contemporain se réduit très souvent à la seule valeur marchande. Or, comment articuler valeur marchande et valeur esthétique dans ta démarche? Est-ce une contradiction?
Nathalie van Doxell. Je pense que cela ne se contredit nullement, la valeur marchande existe aussi bien que la valeur esthétique dans toute société. Qu’un collectionneur ait envie d’acheter l’œuvre photographique de mes actes ne contredit pas l’acte. Les collectionneurs ont toujours acheté l’âme des artistes, dans le cas présent, il achète et désire avoir une image d’un acte de don.

Peut-on imaginer une valeur esthétique qui n’ait aucune valeur marchande ?
Nathalie van Doxell. Notre société transforme toute valeur en valeur marchande. Elle arrive surtout à transformer des choses qui n’ont aucune valeur en valeur marchande. Elle arrive aussi à transformer le rapport affectif en valeur marchande, je veux parler par exemple de ce que produit la télévision à travers les reality-shows.

Comment vois-tu la vie de l’objet dont tu as fait don?
Nathalie van Doxell. La vie d’une œuvre qui est sortie de l’atelier ne m’appartient plus. Aussi bien d’un point de vue matériel que du point de vue des interprétations qui peuvent en être faites par les critiques et le public. Une fois donné, l’objet m’échappe, il appartient à l’autre et à la société dans laquelle je l’ai créé. La personne peut s’en débarrasser ou le vendre; la liberté est totale, chaque œuvre est ce qu’elle est à travers son histoire. Comme pour chacun de nous: nous ne pouvons échapper à notre propre histoire. Si l’œuvre est revendue, ce sera toujours une œuvre qui aura été créée en vue de sa dépossession par le don.

Et si la démarche elle-même devient marchandise?
Nathalie van Doxell. Je n’ai pas la prétention de maîtriser le monde, ni la réalité qui m’entoure, je fais simplement des propositions importantes pour moi. L’espace de l’art semble le seul aujourd’hui où il puisse y avoir des actes symboliques, c’est en tout cas le seul que j’ai trouvé, dans lequel je puisse en laisser une trace. Je réalise des œuvres, je fais des propositions, celles qui me semblent les plus justes afin de continuer mon travail d’artiste. Le propre de mon travail, de ma recherche, est de s’enrichir de nouvelles expériences et de nouvelles photographies au fil du temps.

Jacinto Lageira est professeur des universités en esthétique à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et critique d’art. Il a publié notamment L’Image du monde dans le corps du texte, Bruxelles, La Lettre volée, 2003; Une traversée de l’esthétique, Psychanalyse, sémiotique, phénoménologie; influences sur les théories des arts plastiques, Bruxelles, La Lettre volée, 2007, Catalogue du Musée d’Art Moderne, Paris, Ed. Centre Pompidou, 2009, De la déréalisation du monde-Réalité et fiction en conflit, Paris, éditions Jacqueline Chambon, 2010; Jean-Marc Bustamante. Cristallisations. Œuvres 1978-2011, Arles, Actes Sud, 2011.

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