Pour traiter du groupe et de l’exclusion, Caterina et Carlotta Sagna ont imaginé une drôle de famille aux identités floues bien qu’exactes, dont elles incarnent également deux des membres. Comme si leur relation réelle débordait sur la fiction, les quatre interprètes composent une fratrie ou un cousinage tout à fait vraisemblable: mots que l’on partage, souvenirs communs, attitudes et mouvements similaires concordent en un ensemble familier, dans tous les sens du terme. Avec une plongée dans l’intimité de leurs personnages, parfois vulgaires mais souvent proches de nous, les deux chorégraphes exposent un portrait saisissant de véracité et de naturel.
Sans rien comprendre vraiment de leur histoire, le spectateur se laisse prendre au jeu et guider dans une narration décousue, une succession de bribes de souvenirs qui peu à peu dérape et tourne au drame. On ne sait trop comment, mais le groupe finit par se disloquer, l’harmonie par se rompre et l’unité éclater en détruisant ses individus. Finalement isolés, ils s’effondrent chacun à leur tour devant nous.
Voilà pour les grandes lignes, puisque, dans le détail, la pièce nous laisse volontairement dans le vague au profit des mouvements de groupe.
A défaut d’une diégèse limpide, on s’attarde alors sur le ballet du quatuor, qui semble n’être jamais plus éloquent que lorsqu’il se tait et danse. Ainsi la pièce alterne texte et chorégraphie, théâtre et danse, sans aucune distinction entre les genres. Et c’est sans doute cette familiarité-là qui est la plus troublante, de voir qu’une même phrase chorégraphique peut débuter sans sentence, naître naturellement à la suite d’un mot, et rebondir de corps en corps, chaque fois un peu différemment.
A l’image du souvenir commun, qui unit les familles en même temps qu’il accuse la singularité du vécu de chacun, la cellule chorégraphique nourrit les corps d’une matière et d’un rythme qui se colorent en fonction des interprètes, mais selon un mouvement général d’union ou d’éclatement. Lors de leur première danse en groupe, la variété de forme que prend une même proposition chorégraphique ne nuit absolument pas à l’impression de cohésion et d’ensemble, en une sorte de polyphonie ou les corps s’accordent à dire la même chose. C’est insidieusement que la différence va devenir discriminante pour exclure chaque individu du groupe.
Entre temps, on aura vu une très belle danse macabre où un corps vivant se trouve objectivé en squelette, et tout le long de la pièce une qualité de mouvement très libre, flirtant par moment avec le simple marquage de pas, l’esquisse désinvolte.
On pense silencieusement au viol ou à un autre terrible secret qu’il faudrait taire mais qui contamine quand même tous les membres de la famille; il y a bien ce personnage masculin qui a fait «ça», «pour la première fois», «là », avec ces femmes qui le nient tour à tour…On voudrait comprendre cette violence qui surgit de la familiarité et détruit progressivement l’harmonieuse entente, mettre des mots là où il n’y a plus que des pas voire juste des présences.
— Chorégraphie: Caterina Sagna et Carlotta Sagna
— Texte: Roberto Fratini Serafide
— Lumière: Philippe Gladieux
— Costumes: Alexandra Bertaut
— Conception sonore et musicale: Arnaud Sallé
— Avec: Alessandro Bernardeschi, Tijen Lawton, Caterina Sagna et Carlotta Sagna