Bruno Jakob
Nowhere But Somewhere
Bruno Jakob peint depuis trente ans à l’aide d’une palette sur laquelle on trouve essentiellement de l’eau claire, mais aussi tout ce qui ne laisse pas de trace, des climats, des ondes cérébrales, du vent. On le voit se munir de gobelets emplis d’eau, travaillant des heures durant sur une feuille de papier subissant ainsi d’infimes modifications. On le retrouve tendant obstinément une toile vierge devant un cheval blanc ou encore une cascade d’eau pour en capturer d’invisibles motifs venant se projeter sur le tableau.
Il serait inopportun de penser qu’il s’agit là d’une pratique conceptuelle, l’artiste travaille encore comme un peintre, avec des outils de peintre et des horaires de peintre. A défaut de vapeurs d’essence de térébenthine, il consomme de l’eau pure. Les peintures de Bruno Jakob sont des plaques sensibles par lesquelles ont filtré toutes sortes de matières invisibles, pourtant elles sont empreintes de visions.
Il est difficile d’aborder le travail de Bruno Jakob sans penser qu’il procède d’une machination. Si l’on y retrouve certains traits d’humour de films muets, des Monty Pythons ou des histoires de rois nus, il faut néanmoins garder à l’esprit qu’il s’intègre dans une étrange filiation où l’on retrouve la peinture d’inspiration zen, Cézanne, Frenhofer, Rauschenberg et John Cage. Il pratique cet art minutieux du vide. La peinture se dépigmente absolument et devient un fluide purifié inscrivant d’infinitésimales transformations sur la surface de l’œuvre. L’eau ou les ondes cérébrales irriguent le tableau d’un flux imperceptible pour y creuser ce réseau de sillons.
Si les paysages du peintre sont infigurables, ils demeurent mentaux, matériellement mentaux. Frêle et hallucinée la pratique de Bruno Jakob garde une élégance de peinture chinoise qui implique selon Bertolt Brecht «un heureux renoncement à la complète soumission de celui qui regarde, dont l’illusion ne peut jamais être entière» (Berthold Brecht, Sur la Peinture Chinoise, in Ecrits sur la littérature et l’art).
L’invisibilité que Bruno Jakob évoque au sujet de sa peinture n’est pas celle du projet moderniste et ne se charge d’aucune révélation. Il s’agit d’un mouvement inverse cherchant à rendre la peinture invisible comme pour lui soustraire son autorité à figurer. Le protocole de la peinture intègre des processus d’appauvrissement pigmentaire et d’effacement — cherchant par tous les moyens à se déprendre de son mode d’apparition usuel.
Si le geste du peintre est maintenu il ne dispose plus de sa finalité initiale qui le portait à tracer, empâter ou couvrir. Pour autant, peindre à l’eau claire n’est pas une chose simple. Il faut la chauffer, la refroidir, la faire changer d’état, passer des seuils sans jamais en contenir la turbulence, comme si le peintre cherchait avant tout à préserver cette constante métamorphose de l’eau. Peindre nécessite alors des plaques chauffantes, des faitouts, des casseroles et une grande quantité de gobelets en plastique soigneusement étiquetés (vert invisible, douleur, ondes cérébrales…). Les gestes sont minutieusement réglés, précis et s’animent autour de documents de travail que le peintre garde à sa portée, des dessins, des images et toute une batterie d’objets qu’il consulte attentivement avant de poser son pinceau sur le papier.
A l’invisibilité du modèle répond l’invisibilité des matériaux qu’emploie Bruno Jakob pour peindre. Comme si il s’agissait de toujours revenir aux gestes de la peinture, mais en les distillant, en les rendant encore un peu plus imperceptibles à chaque fois. Rendre fugitive l’activité du peintre jusqu’à ce qu’elle frôle un seuil d’indifférenciation où, tel le chant d’une souris, plus rien ne puisse la distinguer d’un autre métier. Cependant qu’il besogne cérémonieusement à tous les détails de sa peinture, l’artiste construit une hallucination négative semblable à ce que Jean-François Chevrier évoque à propos de la poétique de Mallarmé intégrant «le défi et les appels énigmatiques de la vie silencieuse enfermée dans les choses» (Jean-François Chevrier, L’hallucination artistique).
Au pied de la lettre ce négatif indique un curieux rapport avec la photographie. Les toiles que le peintre maintient devant ses modèles pendant un temps de pause nécessaire pour en capter les émanations imperceptibles s’appuient sur le modèle d’une camera obscura appauvrie. A l’instar d’un couteau dont on aurait enlevé le manche pour mieux en retirer la lame, le dispositif est amputé de chambre et de sténopé pour ne garder qu’un écran dépourvu de sels d’argent. Le dispositif initialement mis en place par les perspectivistes se retrouve à l’air libre, la plaque sensible dans son plus simple appareil.
Si il existe une couleur qu’utilise Bruno Jakob c’est peut-être cette «couleur supplémentaire » dont parle Marcel Duchamp à propos du titre d’une œuvre. Ici c’est même toute la notice qui est mise à contribution. Nature, insectes, humidité, sueur, larmes, poussière, odeur, feu, terre, ondes cérébrales, pensée, lumière, air, plaisir, douleur, peur, musiques, sons, échos, mémoire, parole, amour, vie, mort. Une phrase folle, asyntaxique, avec des états de matière changeants, des bifurcations, des ruptures, des sauts, déjà un paysage, une nature qui ne serait que processus de mise en relations.
Toutes ces matières impalpables utilisées pour peindre sont livrées avec précision alors que nous sommes laissé dans l’impossibilité d’en vérifier l’authenticité: tout est là retenu dans l’œuvre, et tout semble s’être déjà évanoui. La peinture de Bruno Jakob s’établit dans cette fracture du visible pour donner une image du monde déjouée par son propre mode d’apparition, l’apparition d’une disparition.