Depuis 2010, Georges Didi-Huberman a pensé une exposition intitulée «Atlas», qui a connu des évolutions et des mutations lors de chacune de ses présentations à Madrid, à Karlsruhe et à Hambourg. «Atlas» se réfère en réalité à la démarche de l’historien de l’art allemand Aby Warburg, qui concocta de 1921 jusqu’à sa mort en 1929, l’un des plus impressionnants corpus d’images jamais créés. Cette œuvre, Mnémosyne, restée inachevée, se construit comme une bibliothèque d’images organisée en différentes planches, correspondant chacune à un thème, qui recensent tout un panel iconographique issu de l’histoire de l’art.
Au-delà de l’aspect encyclopédique de Mnémosyne, regroupant plus d’un millier d’images, la démarche d’Aby Warburg est tout à fait exemplaire: elle propose de percevoir à travers ces différentes planches représentatives les problèmes fondamentaux de la culture occidentale. Comme si notre iconographie portait les signes et les symboles matérialisant les interrogations les plus profondes qui fondent notre histoire.
Mais Mnémosyne, c’est également le nom que l’on donne dans la mythologie grecque à la déesse de la mémoire. Alors, ces interrogations et autres problèmes – quasi-métaphysiques – apparaissent comme un héritage culturel, une mémoire collective dont chaque individu est porteur, inconsciemment. Or il semble bien que pour Aby Warburg, cet héritage se transmette justement par le biais d’une iconographie traduisant les attitudes, les expressions, les comportements, les croyances ou encore les rituels en vogue dans notre culture. L’iconographie aurait non seulement une portée esthétique, mais également anthropologique.
Georges Didi-Huberman s’est donc librement inspiré d’Aby Warburg pour constituer son propre «Atlas», forme inventée par l’historien de l’art allemand pour constituer Mnémosyne. En cela, il rend notamment hommage à la planche 42 de cet ouvrage, consacrée au pathos de la souffrance et aux lamentations funèbres. Ce premier volet de l’exposition «Nouvelles histoires de fantômes» revêt donc un caractère didactique et pédagogique, dans le sens où il nous fait découvrir la composition de cette fameuse planche 42. La caméra propose tout d’abord une vue globale de la planche, puis se focalise vers sa partie inférieure gauche, et balaie peu à peu l’ensemble des photographies d’œuvres qui la composent.
Dans chaque image, nous remarquons que l’espace s’organise autour du corps défunt, qui gît généralement allongé, raide, inanimé. On porte le corps, on veille sur lui, on lui adresse des soins ou des baumes en vue des rites funéraires, on se presse autour de lui pour le toucher une dernière fois, on se penche sur lui, on s’apitoie, on se lamente: autant d’expressions du deuil qui traversent les âges, et se retrouvent à différentes époques, aussi bien dans la tradition catholique qu’à la Renaissance avec les œuvres de Donatello ou Raphaël. Finalement, c’est toujours un groupe de proches ou un rassemblement d’hommes ou de fidèles qui se réunit autour du défunt et endosse ces postures, exécute ces gestes.
Projetée sur un mur qui se dresse face à nous comme une immense stèle, cette séquence vidéo intitulée Mnémosyne 42 ne constitue pourtant que l’introduction de l’exposition. En effet, depuis le derrière de la stèle nous proviennent des bribes sonores, tour-à -tour une musique grave et solennelle, un air impétueux de flamenco, ou des chants de femmes qui nous font hérisser le poil.
On gravit alors les marches d’un escalier, puis l’on accède à une coursive surplombant l’espace principal de l’exposition. Sur le sol, au-dessous de nous, sont projetés des extraits de films et des photos sélectionnés par Georges Didi-Huberman, qui viennent prolonger la thématique du deuil de la planche 42 de Mnémosyne. Sur les murs de ce même espace, face à nous, Arno Gisinger a monté bord à bord et collé de grands tirages photographiques, constituant en cela une sorte de frise imagée (Atlas, suite). Enfin, au fond de la salle, Arno Gisinger a également photographié le feuilletage d’un ancien carnet de Jacob Burckhardt, figure éminente de l’histoire de l’art, qui inspira aussi bien Friedrich Nietzsche dans ses investigations esthétiques, qu’Aby Warburg dans la création d’un atlas iconographique (Burckhardt, suite).
«Nouvelles histoires de fantômes» reprend donc le dispositif que Georges Didi-Huberman avait mis en place au Fresnoy en 2012 à la demande d’Alain Fleischer: projeter verticalement sur le sol un ensemble d’images créant elles-mêmes un atlas. Mais alors que jusque-là , on ne pouvait les contempler qu’en position de surplomb depuis la coursive, la mise en scène du Palais de Tokyo nous permet également de descendre au milieu de ce parterre d’images et de se faufiler entre elles. Nos silhouettes noires se découpent ainsi sur les écrans de projection, comme des fantômes errants.
Le travail d’Arno Gisinger s’inscrit quant à lui dans le cadre de l’exposition «Atlas», telle qu’elle avait été montée à Hambourg en 2011. A la demande de Georges Didi-Huberman, Arno Gisinger a ainsi sillonné et photographié cette exposition pendant trois semaines. Il en présente aussi bien le montage que le démontage (on aperçoit des œuvres emballées, empaquetées, des perceuses, des balais, des caisses), ainsi que les œuvres alors présentées (tableaux, vidéos, collages, livres exposés en vitrine). Le projet Atlas, suite nous apparaît donc comme une exposition d’exposition, comme une réflexion sur la manière de représenter ses œuvres, son espace, sa mise en scène, son exploration par le spectateur.
D’après Georges Didi-Huberman, «Atlas» serait aussi caractéristique de «l’exposition à l’époque de sa reproductibilité technique» (paraphrasant en cela l’essai de Walter Benjamin): n’étant pas elle-même réitérable et transposable pour des questions de budget, l’exposition «Atlas» véhicule désormais sous une forme «fantomatique», à savoir une juxtaposition de clichés grand format déployés comme une bobine de film et collés sur les murs du Palais de Tokyo.
Avec Mnémosyne 42 et Atlas, suite, «Nouvelles histoires de fantômes» justifie amplement son caractère éphémère, fantomatique, évanescent: la bande d’images d’Arno Gisinger sera arrachée du mur comme des affiches de cinéma, et les projecteurs s’éteindront, laissant s’évanouir les images de films projetées sur le sol. Aussi, Georges Didi-Huberman refuse de penser Mnémosyne 42 comme une œuvre d’art achevée. Au contraire, il signale que d’une part, Mnémosyne 42 n’est pas une œuvre à vendre, et que sa valeur artistique ne saurait être convertie en valeur marchande.
D’autre part, il souligne encore le caractère foncièrement inachevé, impermanent, ouvert, de son projet. Mnémosyne 42 se veut contingent, fragmentaire. Son but n’est pas de proposer une vue arrêtée et exhaustive des figures du deuil et de la lamentation, mais de faire naître du sens, des interrogations, des interférences entre les images projetées. Fixes ou en mouvement, en noir et blanc ou en couleurs, muettes ou sonores, elles permettent au spectateur d’effectuer des comparaisons, d’esquisser des liens ou des tensions, des continuités ou des ruptures entre elles.
De Pasolini à Godard, en passant par Eisenstein, les images de fiction se mêlent à des images d’archive, documentaires, anthropologiques, ethnologiques ou photographiques. Les différentes séquences entrent en résonance, les corps se courbent, se désolent, les visages pleurent, se déchirent. On crie vengeance, on cherche un coupable pour se consoler de la mort d’un proche. On exécute des rituels, des prières, des libations, on brûle des cierges, on se recueille silencieusement. Ou l’on sèche ses larmes pour aussitôt prendre les armes, et donner un sens politique à notre révolte face à la mort.