Face au seuil de la galerie se dresse un mur, que recouvre une liste alphabétique de noms étranges. Code Names. Il s’agit des camps d’entraînement ou de détention de la CIA recensés par l’artiste et géographe Trevor Paglen, inexistants sur les cartes, souvent situés en plein désert. Le ton est donné: offrir une visibilité à des lieux non cartographiables, sans identité stable, cerner les enjeux de ces espaces vides, en cela même territoires de fantasme et d’appropriation.
Au fil de l’exposition, qui rassemble des oeuvres de nature variée (dessin, photo, vidéo, enregistrement audio, installations…), différents types d’investissement se dessinent pour ces lieux d’ordinaire privés de regard.
Il y a d’abord les espaces qui représentent des enjeux politiques majeurs, à l’image des lieux que révèle Code Names, qui sont directement liés à des structures de pouvoir cachées. L’accumulation des noms de camp, dignes des meilleurs James Bond (Rational Rose, Moon Smoke, Panther Vision…), donne à l’œuvre un caractère ironique en contraste avec la gravité du sujet. Il est également question d’enjeux politiques dans les vidéos d’Ursula Biemann, regroupées sous le titre Sahara Chronicle, A Collection of Videos on Mobility and the Politics of Containment in the Sahara. L’une d’elle en particulier filme un poste de frontière longé par une voie ferrée en plein désert, entre le Maroc et l’Algérie. Des policiers marocains y sont chargés d’arrêter les migrants clandestins tentant de gagner l’Afrique du Nord ou l’Europe. Des sous-titres défilent au bas de l’image, neutres, simples constats sur la situation géo-politique actuelle: «Les lieux de frontières (…) sont des usines à créer des déplacés».
Il y a ensuite les lieux qui — non loin du politique — constituent des enjeux économiques et urbanistiques. Le dessin de Louidgi Beltrame, qui superpose les plans de deux villes, Brasilia, conçue par Oscar Niemeyer, et Chandigarh, du Corbusier, offrent un exemple du poids que l’architecture moderniste représente en matière d’organisation sociale et économique. Ces deux villes construites ex nihilo, toutes deux capitales, l’une du Brésil, l’autre de deux états indiens, proposent en effet une organisation stricte du territoire, par «secteurs» destinés à des fonctions précises. A l’inverse, les Wastelands recensés à Amsterdam par Lara Almarcegui sont des lieux encore inoccupés, sans existence politique, économique ou sociale. Une carte, accompagnée de l’histoire des lieux, les situe dans la ville, tandis que des diapositives de ces espaces en friche sont projetées à côté. L’artiste invite à explorer ces terrains qui ne sont encore ni publics ni privés, en tension entre abandon et devenir, appelés à être un jour, comme ceux qui les entourent, «rentabilisés».
A l’écart de cette réalité économique, il y a encore les lieux qui font l’objet de fictions, de rêverie, d’imaginaire. Il en va ainsi de l’œuvre audio de Tacita Dean, Trying to find the Spiral Jetty, qui comme l’indique son titre retrace le périple de l’artiste partie sur les traces de l’œuvre phare du land art réalisée en 1970 dans l’Utah par Robert Smithson. Plus onirique encore, l’artiste américaine Ellie Ga présente des dessins, livres et photographies issus de son voyage de neuf mois sur un navire scientifique pris dans les glaces de l’Arctique. On peut ici penser à l’image dressée par Nicolas Bourriaud dans son dernier ouvrage, Radicant, d’un artiste «sémionaute», «navigateur», qui écrit des parcours et produit des signes plutôt que des objets. En cohérence avec la mobilité croissante des individus, bon nombre d’œuvres s’inscrivent aujourd’hui sous l’angle du déplacement, du trajet, souvent à partir de lieux évocateurs pour l’imaginaire collectif et générateurs de fiction.
Tel que le constate encore Nicolas Bourriaud, le sujet moderne est à la fois un «perpétuel exilé», et un individu « en perpétuel réenracinement ». Un dernier enjeu exploré par les œuvres présentées dans cette exposition concerne ainsi le déplacement d’individus, et l’investissement spontané de lieux qui ne leurs sont pas «destinés». En ce sens, les structures de cordes installées par Michael Höpfner en deux endroits de la galerie évoquent les tentes des populations nomades qu’il croise lors de ses marches dans le désert. Faites de vide, à la fois visibles et impalpables, elles incarnent cette humanité évanescente, en permanent déplacement. En écho, une autre vidéo d’Ursula Biemann recueille les propos d’un touareg — peuple dont l’empire a été divisé en cinq par la partition coloniale — qui souligne l’absence d’identité politique des touaregs du fait de leur nomadisme. «Nous vivons toujours hors la loi», dit-il, dans la mesure où ils ne dépendent pas d’un pays unique, mais vivent «entre» différents Etats. En contrepoint à cela, certains lieux au statut lui aussi instable sont l’objet d’investissements communautaires et sociaux, comme c’est le cas des Community Garden présentés dans la vidéo de Ruth Kaaserer. Dans la région de New York, des espaces urbains à l’abandon sont réinvestis par la population locale, transformés en lieu de culture potagère et d’activités collectives. Remis en partage, ces îlots de solidarité sont de véritables «hétérotopies», terme que Michel Foucault définissait comme des «sortes d’utopies effectivement réalisées, dans lesquelles les emplacements réels (…) sont à la fois représentés, contestés et inversés». Perpétuellement menacés par d’autres types d’investissement, ces jardins apparaissent comme des contre-emplacements, des lieux de résistance qui font de certains «déserts» des oasis de fertilité.
Il faut donc saluer la pertinence du propos de cette exposition, à l’heure où l’ensemble des territoires tend à être connu, quadrillé, cartographié, et où chaque population se doit d’être recensée, clairement identifiable. On comprend désormais mieux le titre donné à l’exposition, citation extraite du Petit Prince d’Antoine de Saint Exupéry: «Nous ne notons pas les fleurs, dit le géographe»… «parce que les fleurs sont éphémères.» Les lieux dont il a ici été question sont souvent, à l’image des fleurs, sans utilité ni rentabilité. Ils échappent au contrôle et sont en cela même l’objet d’intérêts. Tel un voyage à travers différents «non lieux», cette exposition invite à méditer l’occupation de notre propre territoire, et incite à la mobilité, à être «entre», puisque comme le constate l’artiste Francis Alÿs, «la marche est l’un de nos derniers espaces intimes».
— Lara Almarcegui, Wastelands Map Amsterdam, guide to the empty sites of Amsterdam, 1999. Projection de quarante diapositives, deux cartes (recto-verso) de terrains vagues. Dimensions variables.
— Louidgi Beltrame, Brasilia/Chandigarh, 2008. Dessin vectoriel, impression pigment sur papier «Japon Kozo». 125 x 80 cm.
— Ursula Biemann, Sahara Chronicle, A Collection of Videos on Mobility and the Politics of Containment in the Sahara, 2006-2007. Vidéos.
— Wang Bing, Crude Oil, 2008. Film, 14h. Projeté le 2 octobre à l’occasion de la Nuit Blanche.
— Triple Canopy, Site Internet, 2010.
— José León Cerrillo, 2009, Wrong Place, Right Time, 2009. Impression offset couleur, A3.
— Tacita Dean, Trying to Find the Spiral Jetty, 1997. CD audio. 27’.
— Ellie Ga, Drift Drawings, 2007–2008; Map#10, 2008. Marqueur sur papier A3; Ten Till Two, 10:10, des Tavola Series, 2007-08. 80 diapositives. Durée et dimensions variables; Three Arctic Booklets, Ugly Duckling Presse, 2010.
— Michaël Höpfner, Out of Progress, 2009. Installation, cordes, diapositives et caisson lumineux. Dimensions variables.
— Ruth Kaaserer, Community Garden, 2009. Projection vidéo. 7’50’’.
— Trevor Paglen, Code Names: Classified Military and Intelligence Programs, 2001-2007. Installation murale. Dimensions variables.
— À noter: Finissage de l’exposition le samedi 15 janvier, de 14h à 19h, à l’occasion duquel auront lieu le lancement du catalogue, imprimé sur place et sur demande, une conférence de Julien Blanpied, commissaire d’exposition, et une conférence-performance de l’artiste Yves Mettler.
Publications
— Catalogue de l’exposition mis en ligne: www.nousnenotonspaslesfleurs.net/wedontrecordflowers.net