ART | CRITIQUE

Nourisson-Perrais-Béquillard

15 Nov - 16 Déc 2001
Vernissage le 15 Nov 2001
PMuriel Denet
@15 Nov 2001

Nourisson, Perrais, Béquillard au Crédac: Trois artistes, trois problématiques et des matériaux différents, mais l’empreinte pour paradigme commun, comme un fil conducteur de l’exposition, et qui inscrit chaque œuvre dans un rapport singulier à l’art du XXe siècle.

Trois artistes, trois problématiques et des matériaux différents, mais un paradigme commun — l’empreinte —, comme un fil conducteur de l’exposition, et qui inscrit chaque œuvre dans un rapport singulier à l’art du XXe siècle.

Que reste-t-il des œuvres des avant-gardes qui en avaient fini avec le tableau comme objet unique et immuable de l’art ? Des photographies, autant dire des Résidus. Sous ce titre, Jean-Christophe Nourisson présente une série de photogrammes, obtenus à partir de ces masques de détourage que l’on utilise en photographie pour isoler un élément de son contexte. Les images choisies, et ainsi détourées, sont des documents témoins de quelques expositions historiques qui ont consacré de nouvelles modalités artistiques. Mais de ces formes éphémères que furent les installations et les performances présentées alors, il ne reste ici que des silhouettes blanches, en défonce sur un fond rouge, de ce rouge inactinique des laboratoires photographiques.

Exposés en introduction, ces Résidus invitent à appréhender l’installation Sur les bords, depuis ces contours vides tracés par les avant-gardes.
Une longue paroi opalescente et flottante coupe la grande salle du Crédac selon sa diagonale. Sa structure striée lui confère une qualité, qui, de translucide à diaphane, varie avec l’angle d’incidence du regard. L’installation et les murs de la galerie s’y réfractent ou s’y réfléchissent en des images qui s’étirent par démultiplication jusqu’à leur dilution. Cette paroi-écran rappelle ainsi que la saisie du réel n’est jamais nette ni immédiate. L’allusion au savoir psychanalytique est corroborée par la présence de trois banquettes-divan. Leur forme minimale, à base de parallélépipèdes rouges, fait écho à Résidus 301, qui silhouette les sièges des grands designers du XXe siècle. Leur disposition, qui esquive le face à face comme le dos à dos, résonne comme une invitation à la prise de parole. Elle incite également au passage de l’autre côté de la paroi, où est installée une table circulaire en bois aggloméré, calée par de longs tasseaux dans le dénivelé de la galerie (originairement une salle de cinéma) et éclairée en son centre par une dizaine de lampes d’architectes noires. Trop basse pour être fonctionnelle pour des adultes, elle suggère cependant la possibilité d’un autre type de colloque singulier. Paradoxalement cet espace évidé de toute présence humaine propose des modalités pour une appropriation publique. C’est finalement la performance du spectateur, ses projections et ses comportements, qui activent l’installation, une œuvre en procès, en perpétuelle transformation, une 6ème version qui en annonce d’autres.

Le tableau et son risque décoratif, Christian Perrais les assume. Ses matériaux : la toile sur châssis, et la couleur. Son vocabulaire plastique : celui de l’abstraction. Soit un syncrétisme de suprématisme et d’expressionnisme abstrait : des champs all over de couleurs denses zippés ; des carrés, chatoyants, précieux, saturés ou rompus, sur fonds noirs, ou bruns; une croix aussi, rouge sur fond brun. Mais, contrairement aux intentions des peintres modernistes, ici pas d’exaltation subjectiviste. Ces motifs ne sont que des fonds sur lesquels viennent s’inscrire, dans la matière picturale même, des fragments d’écriture manuscrite, dilatée, brouillée, biffée, larmoyante parfois. Mots isolés, coupés, aléatoires, qui ne signifient plus, mais qui ont une présence physique, incarnée par l’épaisseur d’un lourd bitume mat, ou la viscosité figée d’un vernis industriel. Parfois en contraste coloré vif avec le fond, ils deviennent, sur d’autres toiles, à peine discernables dans un rapport subtile entre brillance et matité. Réduits à leur qualités indicielles et plastiques, les mots expriment d’autant moins qu’ils sont empruntés à d’autres (des poètes, nous dit-on), par décalcomanie puis report par projection sur la toile. A l’heure du traitement de texte, du courrier électronique et de l’image numérique, les toiles de Christian Perrais ont des allures de stèles gravées, presque mécaniquement, à la mémoire du geste, du travail de la main, écriture et peinture : nostalgie ou objectivation d’une disparition annoncée ?

Le signe peint n’est plus le fait du seul artiste, taggs et graffiti prolifèrent sur les murs, et tout ce que la ville peut offrir de supports accessibles au regard. Bruno Béquillard prend le parti de s’en approprier. Ainsi pour la pièce vidéo Corrugated Fence, la surface d’une palissade de tôle ondulée, clôture des terrains vacants, ou en chantier, des zones urbaines, semble avoir été systématiquement photographier par plans serrés. A l’écran un lent fondu enchaîné compose un tableau mouvant où des traces de couleurs, fragments de graffiti, apparaissent dans un effet magique, comme surgissant de la tôle elle-même, où ils fusionnent, disparaissent un à un tout aussi mystérieusement.
La clôture qui délimite la parcelle est encore au cÅ“ur de Lotissements, la pièce maîtresse de Béquillard présentée au Crédac, mais depuis un autre point de vue et à une autre échelle. La totalité du sol de la galerie est couverte d’une mosaïque de feuilles 80×100 cm juxtaposées, qui supporte chacune le plan d’un ou plusieurs lotissements. Une passerelle, en tubulure d’échafaudage, est jetée jusque assez loin dans la salle, et permet un regard en surplomb sur ce chaos urbain et aléatoire, que chaque exposition reconfigure.
Au loin, aux confins de la pièce, tout se fond dans la grisaille. Cette topographie imaginaire a été obtenue par frottage au graphite de boîtes de médicaments dépliées et aplaties. Les lotissements apparaissent donc comme des agencements de modules aux tailles et aux formes variables mais basés sur un nombre restreint de modèles différents. Si les surréalistes utilisaient le frottage pour produire des effets de texture et des rencontres inattendues, c’est au service d’une modélisation sérielle que cette méthode de relevé par empreinte est ici mise à contribution.
La critique de cette forme architecturale et d’organisation urbaine apparaissait déjà dans Homes for America de Dan Graham, dans les années soixante. Le module de base de ces maisons pour ouvriers était péjorativement comparé à une pillbox.
Mais l’échelle produite par l’installation de Béquillard qui élève le spectateur jusqu’à un point de vue aérien, soulève d’autres questions. En particulier celle de la difficile perception du territoire, quand la gangrène modulaire s’étend à des superficies sans fin, quand les lieux s’effacent à force d’interchangeabilité et de ressemblance, quand, dans notre regard, que satellites et médias ont rendu omniscient et distrait, se superposent le quadrillage des rues de Manhattan et les pistes d’aéroport de Kaboul.

Jean-Christophe Nourisson
Sur les bords, 6e version

— Résidus 204, 2001. Photogramme d’après Marcel Broodthaers, L’aigle de l’oligocène à nos jours (Düsseldorf, 1972). 150 x 95 cm.
— Résidus 202, 2001. Photogramme d’après la première Messe-Dada Internationale (Berlin, 1920). 80×95 cm.
— Résidus 201, 2001. Photogramme d’après Quand les attitudes deviennent formes (Berne, 1969). 125×95 cm.
— Résidus 203, 2001. Photogramme d’après Senzo titolo (Dodici Cavali Vici) , de Jannis Kounellis, 1969. 120×95 cm.
— Résidus 301, 2001. Photogramme d’après 84 chaises. 95×150 cm.
— Plan, 2001. Polycarbonate et bois. 11×3 m.
— Table, 2001. Bois et lampes. 3x3x1,2 m.
— D’une place à l’autre 2, 2001. Trois bancs-banquettes, bois, PVC rouge. 60 x 74 x 225 cm chaque.

Christian Perrais
Antiphonaire
— Dans les plis de la nuit, 2001. Techniques mixtes.100×100 cm.
— La Nuit revenue ! 2000. Techniques mixtes. 150×150 cm.
— Velours nu, 2001. Techniques mixtes. 183,5×176 cm.
— Sel d’argent, 2001. Techniques mixtes. 130×130 cm.
— Zone, 1999. Techniques mixtes. 177,5×177,5 cm.
— La Croix du sud, 2001. Techniques mixtes. 200×180 cm.
— Derrière la lumière, 2001. Techniques mixtes. 150×150 cm.
— Psaume, 2001. Techniques mixtes. 208 x 163 cm.
— Amer, 2000. Techniques mixtes. 150 x 150 cm.
— Grande bleu, 2001. Techniques mixtes. 196×156 cm.
—Tropisme, 2000. Techniques mixtes. 120×120 cm.
— L’Aube rouge, 2001. Techniques mixtes. 196×136 cm.
—Ultramarine, 2001. Techniques mixtes. 131×123 cm.

Didier Béquillard
— Lotissements
— Corrugated Fence, 2001. idéo, 21 mn.
— Lotissements, 2001. Installation.

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