C’est sous le signe d’un événement «tourné vers le futur» et construit comme un engagement artistique, institutionnel et humain que le Palais de Tokyo nous ouvre ses portes pour nous présenter «Notre histoire…». Les vingt-neuf artistes exposés à cette occasion sont définis comme des acteurs élaborant de l’intérieur la société de demain. «Fournisseurs d’une matrice qui anticipe le réel», ils créent des Å“uvres qui envahissent l’espace pour investir des territoires inexploités.
Émergence d’un nouveau langage? La grammaire instituée laisse le champ libre à des outils syntaxiques mis à disposition de tout un chacun. Les rencontres inattendues de genres donnent à voir et à penser la création contemporaine sous un autre jour.
L’œuvre de Mircéa Cantor qui nous accueille dès l’entrée suggère tout de suite dans un univers particulier. The Second Step plonge le visiteur dans un autre espace, un paysage lunaire artificiel et bétonné. En s’appropriant l’icône de la conquête spatiale, l’empreinte de pas de Neil Armstrong, premier homme à avoir marché sur la Lune, il nous transporte dans un autre temps. Le déplacement opéré entre en écho avec l’ensemble de l’exposition qui nous invite aujourd’hui à nous projeter dans ce que sera la création de demain.
On passe la caravane attiré par les couleurs chatoyantes du wall-drawing de Mickaël Lin. Cette peinture inspirée des tissus taïwanais, chers à l’artiste, nous montrent cette fois-ci des personnages de dessins animés disposés à l’envers. Avec ce changement de sujet et le renversement qui lui est infligé, Lin cherche à rompre le côté répétitif et systématique du motif textile. Il conserve cependant l e galon de tissu qu’il colle tout autour de son œuvre et de l’escalier qui la surmonte, comme un rappel, un retour aux sources et à la genèse de son travail.
Le décor est planté, l’exposition semble vouloir jouer sur plusieurs tableaux. Le sentiment de gaieté se double d’un ton ironique. Certaines productions détournent le réel, le déjoue et s’en amusent. Fat Bat, de Virginie Barré, est une parodie sarcastique du super héros Batman. Pourvu de nombreux kilos superflus et d’une attitude grotesque, il nous parle de nous et de notre «super-réalité».
La fiction se nourrit du quotidien, et l’affirme en l’exagérant outre mesure. Leandro Erlich s’inscrit dans la même lignée lorsqu’il transforme un cube de verre en Smoking room, objet pénétrable inspiré des espaces fumeur des aéroports. Cet habitacle, trompe-l’œil tridimensionnel, modifie la perception du spectateur qui joue alors trois rôles: simple observateur, il devient acteur de l’ensemble en entrant dans le dispositif mis en place.
Mais c’est aussi l’interpr ète de la pièce, en écrivant physiquement, à chaque instant, un scénario sans cesse différent. L’artiste s’amuse alors à imaginer la mine décontenancée et moqueuse des générations futures. Que pensera-t-on dans quelques années de ce type de pièce, vestiges de la société actuelle?
D’autres participants à cette exposition donnent une vision plus politique de la réalité qui les entoure.
Agnes Thurnaeur laisse se déployer un polyptyque de cinq volets tel un soufflet qui gonfle dans l’espace. Ces peintures relatent un fait passé de 1968 lors de la triennale d’architecture de Milan. Toutes les œuvres avaient été détruites avant le vernissage, soumises à l’incompréhension du public. Interloquée par une phrase du commissaire de l’époque, Giancarlo de Carlo, Agnes Thurnaeur construit une narration non linéaire autour de plusieurs questionnements: les non-lieux peuvent-ils devenir des lieux ? Qu’est-ce qui fait l’engagement de quelqu’un? Et quelle réception a-t-on de cette prise de position?
Pas de fil conducteur, pas d’avant, ni d’après: le panneau de gauche nous montre la reproduction d’un escalier conçu par Giancarlo de Carlo sur lequel sont installés deux singes. Référence à l’origine de l’homme, les animaux regardent vers le centre de l’œuvre. L’escalier crée une spirale qui entre dans le tableau, en ressort et donne de la profondeur à l’histoire.
Comme un va et vient dans l’exposition elle-même, l’artiste met en relief la problématique sous-jacente de «Notre Histoire…». Qu’est-ce qui fait qu’un espace devient ou non un lieu d’émergence et/ou de création? Qu’est-ce qui détermine l’adhésion ou le rejet des Å“uvres présentées dans ce type d’endroit?
La dernière toile est recouverte d’un entassement de bonbons peints. Hommage à Félix Gonzalez-Torres. Il voyait l ’œuvre comme un partage avec celui qui la regarde, qui la savoure et concevait des portraits de son entourage comme des équivalents en poids de friandises.
Cette notion d’échange est bien présente dans tout le Palais de Tokyo qui déborde d’œuvres et fourmille d’artistes. Mais cette multitude d’images sert-elle réellement l’idée d’émergence qu’elle souhaite mettre en avant?
Qu’est-ce qui ressort vraiment de toutes ces productions à la fin de la visite dont on ne peut rendre compte ici avec précision tant elle est exhaustive?
On demande au spectateur d’être actif, d’expérimenter des propos de l’intérieur, de devenir critique peut-être? S’il se place alors dans la peau de l’artiste, il peut aussi se demander quelle place occuper dans la société.
Matthieu Laurette interroge cette présence artistique dans «la société spectaculaire marchande». Installation monumentale: Moneyback Life! Mobile Information Stand for Moneyback Products, comprend une sculpture en cire hyperréaliste de l’artiste lui-même, échelle un, des agrandissements de coupures de presse et un mur de moniteurs rediffusant ses apparitions télévisuelles.
Exploitant les travers de la société de consommation, il a vécu gratuitement en achetant des produits «satisfait ou remboursé». Il dévoile donc au grand jour sa méthode mais se transforme aussi en matériau malléable par les médias qui récupèrent son image. La statue campée sur cet étrange podium est là pour nous interpeller sur le réel statut de l’artiste. Doit-il se mettre sur un piédestal ou dénoncer les choses plus radicalement?
L’Art doit-il être à la portée de tous, consommable comme un article de supermarché, pour susciter l’intérêt du grand public? On peut goûter au plaisir esthétique uniquement en observant une œuvre. On peut aussi avoir envie de la comprendre, de s’immiscer dans le propos qu’elle cherche à nous transmettre.
Entre une lecture «facile», accessible au plus grand nombre mais qui ne dit plus rien que ce qui a déjà été énoncé mille fois et les prod uctions hermétiques dans lesquelles l’artiste est le seul à pouvoir naviguer, il semble assez complexe dorénavant de trouver un compromis. Que peut-on attendre réellement de la création artistique? Qu’elle nous surprenne peut-être. Qu’elle nous apporte une perspective inattendue du monde qui nous entoure sans pour autant rabaisser ses exigences afin d’être sûre de susciter l’adhésion générale.
Je quitte l’exposition, remontant une file interminable de personnes qui se pressent vers la caisse pour entrer dans ce vaste espace. Dernier coup d’œil en arrière, vers ce voyage dans le futur. Le cartel de l’entrée nous livre la liste des partenaires et mécènes complices de l’évènement. N’avons-nous pas été projetés sans y prendre garde dans un engrenage de consommation? Amusée, intriguée mais néanmoins intéressée par la richesse de nombreuses œuvres, je reste circonspecte quant à l’ambition d’entrevoir dès lors une histoire en train de s’écrire.
English translation : Rose-Marie Barrientos
Traducciòn española : Maite Diaz Gonzà lez
Michael Lin
Sans titre, 2005. Peinture.
Matthieu Laurette
Moneyback Life! Mobile Information Stand for Moneyback Products, 2001. Installation.
Bruno Peinado
Sans titre (The Piper at the Gate at Dawn), 2006.
Sculpture.
Virginie Barré
Fat Bat, 2005. Sculpture.
Leandro Erlich
Smoking Room, 2006. Installation.
Mircea Cantor
The Landscape is Changing, 2003. Film. 22 mn.
Agnès Thurnauer
Le Grand Rêve, 2006. Peinture. 295 x 235 cm.