Les paparazzi se meurent (voir éditorial 423) parce que la presse people dont ils ont été les héros, et les stars dont ils ont été les challengers, se sont transformées au rythme des changements de l’époque, notamment sous le coup de l’immense conflagration du numérique, de l’informatique et des réseaux, et plus fondamentalement à cause du basculement de la «société du spectacle» (Guy Debord) dans la société de l’information. La période héroïque du papier et de la photo argentique, a été le théâtre d’une chasse spectaculaire de la star (désignée comme «proie» par la profession) par le méchant paparazzo qui devait la capturer photographiquement pour assouvir en paillettes et scandales, en rires et pleurs, le grand show de la presse à sensations.
Le rôle du paparazzi consistait à dévoiler photographiquement de façon spectaculaire un secret intime et privé que la star était supposée cacher.
Cette démarche exacerbait en quelque sorte les fondements mêmes de la version argentique du document photographique qui considérait en effet, peu ou prou, que la vérité est toujours lovée dans la profondeur obscure des choses et des êtres d’où elle doit être extraite et portée à la lumière par les reporters, ou à la rigueur au moyen des méthodes extrêmes des paparazzi — l’une et l’autre pratiques étant arrimées à la (très idéologique) notion d’«instant décisif» en tant que porteur du plus fort contenu de vérité, et doté de la plus grande force de dévoilement.
Dans cet esprit, la lumière qui éclaire, illumine et fait être la star, est soupçonnée de masquer une zone d’ombre: sa vie intime et privée, le lieu supposé de «sa» vérité.
C’est à partir de cette conception dualiste opposant la lumière et l’ombre, la vie publique et la vie privée, la vérité et le mensonge, que les paparazzi s’assignent pour programme de forcer et d’exposer à la lumière le territoire secret des stars — supposément assez sombre et scandaleux pour être soustrait aux feux de la rampe, et… pour exciter l’avide curiosité des masses. En somme, la photo-people se joue sur la scène du spectaculaire affrontement entre l’illusoire vérité photographique et la brillante fausseté des apparences.
Or, cette scène est en train de s’effondrer avec le changement d’époque, et l’explosion des images et des réseaux numériques; avec l’essor fulgurant des smartphones capables de capter des images numériques et de les diffuser instantanément et gratuitement sur les réseaux sociaux et internet ; avec, dans cette situation, l’irruption sur la scène de la photo-people d’un nouvel acteur : le public au sens large de quiconque est équipé d’un smartphone.
Cette communauté massive et planétaire des possesseurs de smartphones, qui s’est constituée à une vitesse vertigineuse à partir de la création inaugurale de l’iPhone (commercialisé en France à la fin novembre 2007), déborde de beaucoup celle des amateurs qui, eux, se distinguent par un certain intérêt, aussi mince soit-il, pour les images et la pratique photographiques, et qui accordent un minimum d’attention à la réalisation et à la forme de leurs clichés.
Ainsi, le petit cercle des paparazzi, qui sont des professionnels de la photographie, est aujourd’hui confronté à la rude concurrence d’une horde disparate et massive d’opérateurs occasionnels, dotés du pouvoir redoutable de procéder de fait à un maillage serré du territoire, et de la possibilité inouïe d’en capter et diffuser en temps réel les moindres événements.
La figure du paparazzo s’est ainsi diluée dans cette marée anonyme de non-photographes pour lesquels l’appareil photo n’est plus un outil accordé à une culture spécifique, à une conception du document, et à un regard nourri de culture, mais une prothèse inséparablement rivée au corps, un presque organe «naturel» d’enregistrement-diffusion, sans grands égards ni pour la production de sens ni pour ses aspects formels.
Cette situation sape la structure fondamentalement binaire de la photo-people canonique, et abolit le chassé-croisé qui a longtemps opposé et lié à la fois le paparazzo et la star, car celle-ci n’est plus désormais confrontée à la surveillance assidue d’un photographe déterminé, mais à une multitude plus réactive qu’active. On passe de la surveillance intensive, opérée à distance par un professionnel muni de son emblématique téléobjectif, au contrôle extensif pratiqué en proximité par une masse aléatoire et mouvante d’acteurs anonymes aux motivations variées, dont leur smartphone les dote d’une force aussi discrète qu’efficiente d’enregistrement et de diffusion instantanée.
Quoi qu’elles fassent, et où qu’elles aillent, les stars évoluent désormais au sein d’un entrelacs serré d’appareils de saisie numérique en action virtuellement continue, d’où un flux incommensurable d’images aux origines multiples et inassignables s’écoule de façon presque automatique, c’est-à -dire dépourvu de toute dramaturgie d’exhumation de vérités cachées, et de tout pathos de violation de la vie privée.
Plus que jamais, les stars et les people, qui sont exposés avec une intensité croissante aux regards et aux caméras, expérimentent le rétrécissement vertigineux de nos vies privées dont les moments les plus singuliers et les plus intimes sont, en ce début de XXIe siècle, de plus en plus finement observés, captés, collectés, enregistrés. Dans les pays démocratiques eux-mêmes, en France avec la Dgse ou aux Etats avec le Nsa, des métadonnées sont, en toute illégalité, et très effectivement, collectées et stockées en continu sur les moments les plus quotidiens des citoyens les plus ordinaires, et cela avec une totale complicité des autorités de l’Etat avec les firmes internationales d’informatique, d’internet et de téléphonie, et en parfaite violation des clauses de confidentialité et des engagements de respect de la vie privée. Dans cette situation où le propre de chacun est sans cesse et de toute part mis à mal, où les notions d’intimité et de jardin secret se dévaluent et deviennent illusoires, l’héroïsme des paparazzi et leur butin collecté paraissent bien dérisoires.
Au temps de l’alliage des réseaux, de la photo et de la téléphonie numériques, ladite «vérité» de chacun ne se dévoile plus de façon discontinue sous la forme de clichés actualisant des instants supposés «décisifs» héroïquement captés au cours d’actions d’éclat ciblées de paparazzi-kamikazes : elle se sédimente dans l’enregistrement numérique continu et automatique de données que chacun génère, souvent à son insu, au cours des actions les plus anodines de sa vie quotidienne en téléphonant, en utilisant sa carte bancaire, en prenant le métro ou l’avion, etc.
Désormais, l’image la plus fine de l’intimité et de la vie ordinaire de chacun n’est plus photographique, elle est numérique sans être nécessairement figurative. Elle n’est plus discontinue, mais continue ; elle n’est plus le fait d’initiatives singulières, mais de systèmes automatisés.
C’est une version visuelle de ce modèle informationnel qu’incarnent de fait les communautés de non-photographes photographiant…
Toutefois, les images non visuelle de la vie de chacun sont couplées à une visibilité accrue, aussi fugace soit-elle: «A l’avenir tout le monde sera célèbre pendant quinze minutes», précisait Andy Warhol en 1968. Ce qui n’était encore qu’une conjecture dans les médias de la «société du spectacle» de l’époque est aujourd’hui dans la société de l’information accompli d’une autre façon à la conjonction de la photo et des réseaux numériques.
André Rouillé.