Avec « Non-lieu » Le Plateau confirme son orientation d’exposer des artistes qui interrogent l’espace de l’art. Dans cette exposition, l’architecture est reconquise par les travaux d’artistes, surexploitée, déstructurée ou confinée, elle est au service de l’œuvre et s’efface comme institution. D’allure très minimale — trois artistes et trois groupes d’œuvres disposés dans des espaces séparés —, l’exposition ne cherche pas à croiser et confondre les propos de chaque œuvre, mais plutôt à passer de l’une à l’autre. Linéaire, sans chaos conceptuel, l’exposition est d’abord généreuse.
Avec Panoramique, Romain Pellas nous accueille en nous plongeant dans son univers d’échafaudages en contreplaqué vissés les uns aux autres, et propose de fait une déambulation physique et mentale.
Débris de bois, coupes sauvages, plaques diverses et rognures abîmées de bois mélaminé blanc réinventent un espace autant intérieur qu’extérieur en occupant tout l’espace du sol au plafond. Des sortes de lombrics de bois industriel ressemblent à des piliers, des angles nouveaux ou des cloisons déstructurées sans fonction.
Éclairé par la lumière crue des néons et posé sur un sol vert puis bleu de toile plastifiée, cet univers de bois en enfilade chaotique prend une dimension ludique et inquiétante, presque biologique. Cette architecture de bois semble avoir poussé comme du chiendent. La pauvreté des moyens utilisés crée une sorte d’évidence : celle de la matière, celle du geste, mais aussi celle de notre imaginaire prêt à déambuler. Comme dans un conte moderne, entre les ronces de La Belle au bois dormant qui entourent le château et les constructions névrotiques de l’art brut.
Parallèlement à Panoramique, dans la grande salle du fond sont présentées deux séries de dessins de Romain Pellas (l’une de 160 éléments, l’autre de 142 dessins, tous de format A4).
À nouveau l’économie de moyens (taille standard de papier), la banalité des matériaux (stylo bic, eau, collages et crayons) et l’espace de l’oeuvre renvoient à l’univers du quotidien où le geste l’artiste semble mêlé aux gestes ordinaires de la vie. À ceci près que les dessins se composent d’imbrications de formes, d’ombres et de lumières, de pleins et de creux, de dénivelés et de mouvements internes : le regard semble s’être posé sur les détails de quelque assemblage existant ou possible.
À côté de ces installations envahissantes qui suscitent un parcours dans le lieu, les œuvres de Miriam Cahn constituent un repli où l’on déambule uniquement par le regard et non plus par le corps. Contrairement à Romain Pellas et Laurent Pariente dont les travaux se situent dans des lieux de passage, Miriam Cahn montre ses œuvres dans trois petites salles dont une a été spécialement réalisée pour elle. Zones de concentration, donc, et de pause à la fois, où les temps de l’exposition, de l’œuvre et du visiteur sont suspendus au profit d’une percée dans un imaginaire mental hétéroclite.
Des peintures à l’huile figurent d’étranges personnages imberbes et roses, une tête de brebis sur fond vert fluo, un paysage fantastique d’un lac au pied de montagnes rouges et violines. Deux photographies en noir et blanc, l’une d’une plage vue de haut, l’autre de la bibliothèque d’un appartement, ponctuent de grisaille ou de vieux souvenirs ce défilement de couleurs déjà neutralisé par la rigueur de la mise en scène et du style parfois proche du naïf.
Dans cet univers, la culture se mêle à la nature, le portrait au paysage et l’individu à l’animal.
Laurent Pariente, quant à lui, investit l’espace central par une interminable ligne murale constituée de plaques de plâtre qui, dans leur agencement, redessinent des cloisons internes au lieu. Ces nouveaux murs accolés les uns aux autres forment une sorte de labyrinthe dont on aurait retiré le côté angoissant pour lui insuffler une légèreté inédite.
Rien d’orthogonal dans cette structure verticale et horizontale, mais des trajectoires ouvertes où l’on n’est rarement « pris au piège ». Les vitrines mêmes du Plateau deviennent parties prenantes de l’œuvre qui ouvre notre déambulation vers la rue. Et l’on se prend, dans ce parcours sans but littéralement pris en charge par l’œuvre et le lieu qu’elle réinvente, à frôler les extincteurs d’incendies ou les issues de secours.
Cette installation, comme celle de Romain Pellas, est ludique par le jeu qu’elle induit entre nous et l’espace. Mais très vite s’instaure un basculement des repères entre le lieu, l’œuvre et nous-mêmes. A cause de la monumentalité et de l’agencement de l’œuvre on ne sait plus, à force de déambuler et de scruter de notre route, si l’on suit la ligne des murs ou si l’on est dans l’espace défini par ces murs. Comme dans les œuvres des autres artistes, l’intérieur et l’extérieur se combinent tout en respectant la dimension humaine, physique et mentale. Nous sommes plongés dans une interdépendance spatiale ou temporelle avec l’œuvre et son inscription dans l’espace de l’art.
Aussi, l’œuvre faisant le lieu, et inversement, le lieu en est revitalisé, évidé de ses fonctions antérieures. Le non-lieu serait ce possible lieu de l’art, là où l’œuvre agit…