On est entré dans une époque du «n’importe quoi». Non pas le «n’importe quoi» dont ont été à tort accusés les artistes d’avant-garde dont les audaces, les excès, ou les apparentes incongruités, n’ont jamais vraiment été séparés de démarches et réflexions esthétiques sur la création et l’art, et souvent sur leurs dimensions politiques. Le «n’importe quoi» d’aujourd’hui est d’une autre nature: indigence des concepts, problématiques artistiques flottantes, processus vagues, et recherches esthétiques molles se conjuguent à des stratégies extra-esthétiques de vente, de concurrence, de spéculation, mais aussi de pouvoir.
Heureusement qu’il existe encore des expositions magiques qui, par la rigueur du propos, la qualité des œuvres et la justesse de leur mise en espace ravissent nos sens et stimulent notre intelligence. Telle devrait être l’ambition des institutions publiques que d’offrir à leurs visiteurs l’occasion de pareilles expériences afin de leur apporter par l’art la force de résister à l’offensive grandissante de la «perte de sens» qui nous submerge…
Cette mission éminemment politique que Jean Vilar qualifiait d’«excellence pour tous» prend un caractère de nécessité dans les zones éloignées de l’art en direction desquelles les Fracs ont précisément été conçus.
C’est un tel projet artistique et politique qui a abouti, voici dix ans, dans le XIXe arrondissement de Paris, à la création du Plateau au terme d’une longue lutte des habitants du quartier emportés par le peintre Eric Corne, qui en a été le premier directeur. L’ouverture du Plateau a été, dans le quartier populaire des Buttes Chaumont, vécue comme la victoire d’un frêle et déterminé attelage du peuple et de l’art vivant sur les puissances obtuses des pouvoirs coalisés. L’élan en faveur de l’art ainsi suscité dans la population locale s’est maintenu durant plusieurs années grâce à une programmation assez exigeante et accessible pour stimuler l’intérêt et la plus large adhésion, et pour assurer le rayonnement du Plateau — en un mot, pour remplir sa mission.
Force est toutefois de constater, dix ans plus tard, que l’actuelle direction peine à maintenir le niveau des débuts, tellement la programmation de Xavier Franceschi est sujette à caution. En particulier, une carte blanche a été accordée à Guillaume Désanges pour quatre expositions de deux mois chacune (sept. 2009-août 2011), soit huit mois durant lesquels il s’est échiné à décliner une critique inopportunément obscure et égotiste de la modernité, en ne réussissant finalement, sous couvert d’une approche fictionnelle, qu’à exhiber ses petites obsessions et sa grande méconnaissance des travaux les plus pertinents en la matière — et accessoirement à faire fuir le public…
Or, les deux expositions assurées par le duo Elodie Royer et Yoann Gourmel, dont la seconde intitulée «Les fleurs américaines» vient de s’achever, indiquent que l’on reste dans le même genre (calamiteux) d’approche de l’art. Dans le «n’importe quoi».
L’exposition ne veut rien moins que «revenir sur l’élaboration du récit connu sous le nom d’histoire de l’art moderne, de ses origines au début du XXe siècle jusqu’à sa reconnaissance comme récit dominant dans les années 1960». Vaste programme! Et épineuses questions de méthode dès lors qu’il s’agit de traiter d’un tel sujet discursif avec les moyens largement non verbaux d’une exposition.
Après Désanges qui «revisitait» la modernité, Royer et Gourmel proposent «une exposition contemporaine sur la construction de l’art moderne». Au lieu d’audace, l’écart entre la démesure des projets et la modestie de leur réalisation trahit plutôt un manque de clairvoyance méthodologique et une mésestimation des difficultés concrètes à les mettre en œuvre.
La question posée dans «Les fleurs américaines» a été amplement abordée et débattue, et a donné lieu à des ouvrages aussi brillants que celui de Serge Guilbaut — Comment New York vola l’idée d’art moderne: expressionnisme abstrait, liberté et guerre froide (1982). Mais Royer et Gourmel esquivent, ou ignorent, le débat en se réfugiant (comme Désanges avant eux, et toujours avec la bénédiction de Franceschi) dans la fiction, manifestement traitée comme un espace d’absolue liberté à l’abri de toute critique, comme un refuge du «n’importe quoi».
Au contraire, Serge Guilbaut a minutieusement décrit comment, dans les années 50, le centre de l’art moderne est passé de Paris à New York. Il a mis en évidence les rapports entre les drippings de Pollock et l’idéologie libérale américaine d’après-guerre; entre les rectangles flottants de Rothko et la pensée internationaliste; entre les zips de Newman et l’horreur du monde post-atomique.
Il a également montré, alors que la France pactisait avec les nazis, comment l’art moderne devenait aux Etats-Unis le symbole de la lutte pour la défense de la culture et du monde occidentaux; puis comment, à la fin des années 40, l’avant-garde nationale américaine dès lors constituée s’est imposée sur la scène internationale à la faveur de la Guerre froide et de la puissance économique des Etats-Unis.
Le déplacement du centre de gravité de l’art moderne de Paris à New-York est une question trop importante pour être galvaudée, car elle mêle de façon exemplaire, et d’une grande fécondité théorique, les facteurs artistiques, esthétiques, politiques, idéologiques, économiques, sociaux et internationaux.
Or, devant une telle richesse, l’exposition du Plateau propose un petit «conte» tout riquiqui débutant ainsi: «Il était une fois une histoire connue sous le nom d’histoire de l’art moderne…»
Dans la pire tradition de l’histoire de l’art, ledit «conte» se déroule dans les strictes limites du champ de l’art, dans trois lieux emblématiques : l’appartement parisien de Gertrude Stein entre 1905 et 1913; le MoMa de New-York en 1936; le Musée national d’art moderne de Paris en 1955.
L’histoire de l’art moderne est donc supposée interne à l’art moderne sans aucun dehors politique, idéologique, international (Seconde Guerre mondiale, Guerre froide), etc. Non seulement cette posture néglige les forces extra-artistiques qui travaillent l’art, mais elle est aveugle aux dimensions politiques de certaines des formes les plus abstraites — en l’occurrence celles de grandes œuvres de l’expressionnisme abstrait.
Dans la même veine, le «conte» se choisit un héros grâce auquel tout serait arrivé: Alfred Barr Jr, directeur-fondateur du MoMa de New-York, auteur en 1936 d’un diagramme de l’art moderne dans lequel la notion d’«écoles nationales» est remplacé par celle de «mouvements internationaux». Or, ce déplacement de point vue, qui n’est évidemment pas négligeable, est élevé au rang d’acte fondateur d’une suite linéaire parfaitement téléologique où s’enchaînent comme par enchantement l’«interprétation américaine de l’art européen», puis une série d’expositions qui, fidèles à cette interprétation, sont supposées former «le terreau» de la «domination progressive des [Etats-Unis] sur la scène internationale» de l’art de l’après-guerre.
Le «conte» occulte ainsi la complexité d’un processus par les petits mouvements platement linéaires d’un art coupé de ses contextes. La dynamique d’une compréhension disparaît, dans l’exposition, sous les mièvreries d’un petit «conte» à trois sous. Est-ce bien là la mission d’une institution culturelle publique? Quelles incompétences, ou intérêts particuliers, ont à nouveau permis de tels errements au Plateau?
Car la très naïve et très éculée doctrine essentialiste et formaliste d’un art sans contexte, dont les évolutions ne renverraient qu’à lui-même et à ses seules formes, emprisonne les commissaires dans le périmètre fermé de formes et de catégories rigides dans lequel ils ne peuvent que «jouer des catégories établies de l’original et de la copie, de l’histoire et de la fable, de la signature et de l’anonymat, de la peinture et de l’art conceptuel».
Concrètement, le «jeu» (terme qui dit bien le caractère dérisoire de l’action) se traduit dans l’exposition par un agencement «organisé en histoire» de 46 copies-fictions volontairement grossières d’œuvres modernes européennes, sans nom d’artistes, datées de 1990 à 2035. Une autre section de l’exposition accueille de semblables copies de dessins et de documents.
En outre, la figure du philosophe Walter Benjamin, mort en 1940, est amplement (et fictionnellement) mobilisée, au travers d’«Un essai inédit daté de 2011» et de vraies-fausses réflexions publiées dans le Journal de l’exposition, et comme intervenant dans des conférences (sans doute volontairement) grotesques.
En fait, la démarche, la posture, et l’exposition même, prennent les allures d’une pitoyable mascarade, produit d’un égotisme curatorial qui sacrifie à ses petits intérêts et ses grandes faiblesses les missions fondamentales du Plateau qui est d’ouvrir larges, et avec une immense générosité, les portes de l’art aux publics qui en sont le plus éloignés. C’est l’exact contraire qui a été fait durant de longs mois. Il serait temps que l’autorité de tutelle s’en émeuve.
André Rouillé.
(Les phrases et expressions entre guillemets sont extraites du Journal de l’exposition réalisé par le Plateau à l’occasion de l’exposition).