Interview
Par Samantha Longhi
Beaucoup souhaitent que le Palais de Tokyo devienne une sorte de Whitney Museum à la française. Finalement, ne croyez-vous pas que le public attendait cette exposition depuis l’ouverture du Palais de Tokyo?
Nicolas Bourriaud. Je ne crois pas, car la majorité des artistes représentés ont déjà fait l’objet d’expositions ici même. D’autre part, le Palais de Tokyo est l’institution parisienne qui a le plus soutenu l’art français ces quatre dernières années. Par ailleurs, nous pensons que cette exposition n’aurait pas eu le même impact, le même poids, la même ampleur internationale, si elle avait eu lieu plus tôt ou il y a quatre ans. C’est aussi toute la stratégie du Palais de Tokyo autour de la recrédibilisation de la scène française qui fait qu’on va pouvoir regarder d’une autre manière les artistes qui la composent. Cela ne pouvait se faire qu’à la fin et certainement pas au début.
Jérôme Sans. On pourrait dire aussi que lorsque l’on a conçu le Palais de Tokyo en 2002, on l’a fait à un moment précis dans l’histoire française. Et notre désir était d’être une sorte de caisse de résonance de l’ensemble des énergies qui composaient à ce moment précis une nouvelle pliure culturelle française, à travers des galeries, des critiques, des magazines, web ou autres, l’apparition d’une nouvelle génération de personnes que nous avons montrée et soutenue à travers des présences: la revue 02 par exemple, des collectifs, des projets interstitiels, etc.
Nous n’avons eu de cesse depuis l’ouverture de penser à la scène française à travers notre programmation, mais pas comme un Whitney car nous refusons d’être un Whitney. Et c’est l’erreur des français, être un Whitney ne sert à rien, le village n’a pas besoin de se parler à lui-même, le village doit parler dans un contexte international et c’est ce que nous avons fait depuis le début. Quand nous avons exposé Melik Ohanian, il n’était pas accompagné d’artistes français mais de ses homologues internationaux pour que des dialogues se créent et que nos homologues puissent comprendre ce qui se passe ici même. Et, comme disait Nicolas, si nous avions fait cette exposition il y a quatre ans, nous aurions été un centre d’art comme beaucoup d’autres, qui n’apporterait rien à la scène française. Nous avons eu une approche différente qui a donné un regain d’intérêt sur Paris, sur la France. Et le point d’orgue est cette exposition qui existe aujourd’hui comme un rapport d’activité de ce qu’on a fait pendant quatre ans.
Aucun lieu en France n’a fait un travail aussi permanent et aussi important pour la scène française. C’est pourquoi nous ne comprenons pas comment des rumeurs peuvent naître alors qu’on ne fait jamais ce genre de réflexions sur d’autres institutions à Paris ou en région.
Parmi les artistes représentés, on note la présence par exemple de Kader Attia et non Gilles Barbier, également celle de Wang Du qui est plus âgé que les autres artistes de l’exposition. Comment votre sélection s’est-elle donc effectuée?
N.B. Elle s’est effectuée de manière naturelle. Nous avons toujours voulu faire une radiographie de la génération qui a émergé en même temps que le Palais de Tokyo. Il y des artistes qui avaient évidemment une carrière importante avant, mais dont le travail s’est cristallisé à ce moment-là . C’était une vue très subjective; c’est le tournant du XXe au XXIe siècle qui voit l’apparition d’une génération et c’est ce qui a déterminé notre premier choix. Ce n’est pas une question d’âge. Effectivement, il y a des artistes comme Arnaud Labelle-Rojoux ou Wang Du qui sont plus âgés que les autres mais dont le travail a trouvé son point d’impact au même moment qu’une Agnès Thurnauer ou un Adel Abdessemed.
J.S. Cela aurait été une erreur de faire une tranche générationnelle car cela n’existe pas dans le rapport que les uns ont avec les autres. Il est vrai que c’est beaucoup plus juste de mettre face à face Arnaud Labelle-Rojoux et Loris Gréaud que des artistes sortis de l’École des beaux-arts. Cela n’aurait aucun intérêt pour aucun d’entre eux, chacun a des expériences qui se nourrissent les unes des autres.
Quand Laurent Grasso se retrouve avec Saadane Afif ou avec d’autres expériences, c’est nourrissant. L’image que nous avons montrée est une image de la scène française composée des artistes qui ont la possibilité d’exister au niveau international, ceux qui ont déjà une reconnaissance européenne ou qui sont en passe de l’avoir.
Ce n’est pas pour le village, encore une fois, mais pour nos homologues internationaux qui éprouvent de grandes difficultés à tenir un discours cohérent sur la scène française, à avoir une vision claire et nette de l’ensemble des protagonistes.
Les Français ne cessent de se diviser pour parler de la scène française. Tout le monde pleure qu’il n’y a pas de scène française, mais personne n’est d’accord pour parler des mêmes artistes. Donc la question n’est pas de savoir qui sont les artistes absents de l’exposition, mais si l’exposition est cohérente, forte ou non, symptomatique d’un moment de notre temps en France.
N.B. Tout à fait. La pire chose à faire, par exemple, aurait été de faire une exposition qui aurait contenté tout le monde, une sorte de paysage consensuel de la scène française. C’est tout à fait le type de projet qui ne sert à rien ni à personne et surtout pas aux artistes.
On a vraiment l’impression d’assister ici à une exposition historique. C’est la première fois que sont rassemblés autant d’artistes de la génération des années 2000. Le titre est donc bien choisi…
J.S. Pour aller encore plus loin, c’est une des premières fois qu’une radiographie d’une génération est faite à l’instant «t» et non trop tard. Regardez, la génération des années 90 est une génération ratée par les institutions. Chen Zhen, Wang Pang Ping, ou Dominique Gonzales Foerster, Pierre Huygues et autres, n’ont jamais été montrés ensemble au moment de leur apparition.
N.B. La caractéristique de cette exposition est d’avoir fait une photo en mouvement de ces artistes saisis dans leur élan et non pas au moment où ils avaient déjà atteint une reconnaissance internationale entière. Cet instant «t» a donc également été l’image à partir de laquelle nous avons travaillé.
J.S. On pourrait dire de plus que la mission du Palais de Tokyo est celle que nous nous sommes donnée puisque personne ne le faisait. Avant de se présenter au Palais de Tokyo en 2002, Nicolas Bourriaud et moi-même avions déjà le désir de faire ce que nous avons présenté durant quatre ans. Il y avait un trou considérable et il y en a encore d’autres à combler. On a toujours espéré que le Palais de Tokyo donnerait envie à d’autres de créer d’autres lieux complémentaires car c’est lorsqu’il y a compétition entre différents lieux et que tout le monde travaille ensemble qu’il peut y avoir une véritable offre à Paris. L’offre n’est pas assez importante à Paris curieusement.
Le ministère de la Culture lance cette année le projet d’une grande manifestation exposant l’art français qui deviendra biennale au Grand Palais. Y avez-vous contribué? Qu’en pensez-vous?
J.S. Nous ne sommes pas associés à ce projet. Nous avons annoncé ce projet et à l’époque personne ne pensait faire d’exposition sur la scène française. Depuis cette annonce, à la conférence de presse à la dernière Biennale de Lyon, tout à coup une avalanche de projets arrive autour des artistes français. Regardons ce qui va être fait…
N.B. Espérons que trop de passion ne tue pas la passion…
J.S. La question est de savoir comment peut-on comprendre tout à coup cette avalanche d’expositions et d’intérêt pour la scène française dans les médias et à l’extérieur. Est-ce que ça ne va pas créer plus de confusion que d’intérêt? Et surtout, s’il y a autant de commissaires dans une exposition, comment peut-on donner une position claire et un engagement précis sur une scène artistique?
Que répondez-vous à vos détracteurs qui qualifient le Palais de Tokyo de brouillon muséal? Quel bilan faites-vous de votre action?
N.B. Ah le fameux brouillon muséal!! C’est intéressant de voir qu’on ne considère en France les centres d’art qu’à l’aune du musée. C’est-à -dire, la forme du musée est tellement ancrée dans les esprits, est tellement l’horizon unique qui devrait déterminer selon certains observateurs un peu passéistes l’activité de l’art, que l’on ne peut concevoir une Kunsthalle française que comme un brouillon de musée. Il ne s’agit pas d’être une avant scène muséale, le Palais de Tokyo n’a jamais fonctionné comme cela.
Le Palais de Tokyo est un catalyseur d’énergies, le lieu où l’on vit la création en train de se faire. Ensuite, le musée doit faire son travail, mais c’est un autre travail, nous n’intervenons pas en aval du musée, c’est un autre travail. Il faudrait que les Français le comprennent car on ne se questionnerait jamais sur ce point en Allemagne ou en Angleterre où les rôles sont clairement définis. En Allemagne, les musées ne sont pas des Kunsthalle, des Kunstverein, le problème c’est que les musées se prennent trop souvent en France pour des Kunstverein ou des Kunsthalle.
J.S. Qui oserait poser cette question à la directrice de la Piecewall à New York, au directeur du Kunstverke à Berlin? Je pense qu’il est typiquement français d’essayer de détruire les énergies en train de se faire.
De toute façon, si brouillon il y a, un brouillon n’est jamais négatif. Le brouillon existe toujours avant l’émergence. Les quatre ans passés ici ont démontré que si nous étions brouillons, c’est exactement ce que demandait le public et ce qu’attendaient les artistes. Nous arrivons à près d’un million de visiteurs. Nous sommes le centre d’art le plus fréquenté au monde.
Vous avez contribué à la nomination de votre successeur, Marc-Olivier Wahler, que pensez-vous de son programme à venir?
N.B.. Il nous paraissait capital de transmettre le flambeau de l’institution que nous avons créée dans les meilleures conditions possibles. Nous avons tenu à organiser un jury composé de personnes du ministère de la Culture, de membres du Conseil d’administration de l’association du Palais de Tokyo et des intervenants extérieurs de manière à pouvoir vraiment choisir en toute connaissance de cause et sur des projets, ce qui est très important pour le lieu.
Par ailleurs, il énoncera son programme en temps voulu. Il nous paraissait essentiel que son projet s’inscrive à la fois dans la continuité de ce que nous avons fondé et en même temps d’apporter sa propre touche personnelle car l’idée est que le lieu sera activé en permanence par de nouveaux directeurs. Nous avions conçu ce lieu comme une plateforme permettant à des sensibilités différentes de s’exprimer.
J.S. Nous nous étions engagés dès le départ à ne rester que quatre ans, à la différence de tous les lieux existant en France où, lorsque l’on est placé à une direction, on reste accroché à l’arbre.
Étant tous deux indépendants et n’imaginant pas que nous arriverions à la direction d’un lieu aussi important, car il n’y a pas de place pour les gens comme nous qui ne sont pas de la corporation, nous pensions que la France avait besoin d’un lieu différent par son mode de gestion, un lieu de libertés. Nous avons donc inscrit dans l’ADN du Palais de Tokyo que nous-mêmes, les fondateurs, ne resterions pas plus longtemps que quatre ans de programmation. Nous nous y sommes engagés et nous les faisons. Il faut changer les mentalités, c’est comme ça que la scène française pourra changer dès lors que les gens seront jugés sur leurs qualités et non pas parce qu’ils sont accrochés à un arbre.
Enfin, quels sont vos prochains projets, respectifs et/ou communs? Votre duo va-t-il se scinder?
J.S. Vous savez, quand on vit six ans avec quelqu’un, il est difficile de ne pas imaginer des projets encore communs dans l’avenir. Nous prenons donc chacun une route séparée, mais où nous allons nous retrouver de manière régulière sur des projets précis. Nous avons bien sûr des projets personnels. Je sors un album avec mon duo qui s’appelle Liquid Archiecture, l’album s’appelle Revolution is Over, et il sort le 27 février chez Naï;ve, il sera disponible dans les bacs. Une tournée s’annonce.
J’ai gagné par ailleurs, il y a un an, un concours avec deux architectes, Stéphane Maupin et Mathieu Poitevin, pour un parcours programmatique autour de l’île Seguin qui devrait avoir lieu d’ici deux ou trois ans.
N.B. Quant à moi, outre ce que vient de dire Jérôme sur nos projets futurs communs, je constitue une collection pour une fondation d’art contemporain en Ukraine à Kiev, la fondation Victor Pinchuk.
Je monte également une exposition l’été prochain avec Bertrand Lavier comme co-commissaire qui va s’appeler Contrebande, au Fonds régional d’Art contemporain.
Et il y a également une exposition dont je suis commissaire au Musée de Ljubljana cette année.
Il y a donc plein de choses et plein de projets à faire. Par ailleurs, je continue à écrire, notamment un projet que je n’ai pas eu le temps de concrétiser depuis ces quatre dernières années, qui est un essai sur l’impact de la mondialisation sur l’esthétique.
J.S. Pour conclure notre présence ici, être vivant c’est savoir se réinventer.