notamment celle de ce 1er mars au Zénith à Paris.
Face à la résistance croissante des artistes, des chercheurs, des archéologues, des intermittents, des enseignants, etc, autant que des intellectuels, le Premier Ministre a, à juste titre, opposé à ces derniers une paraphrase de la triomphante réplique de Valérie Giscard d’Estaing à François Mitterrand : «Vous n’avez pas le monopole de l’intelligence !».
Lors de la première crise pétrolière des années 1970, une autre formule empreinte d’une fière assurance nationale avait prévalu en France: «On n’a pas de pétrole, mais on a des idées».
Eh bien, aujourd’hui, la France n’a toujours pas de pétrole, mais elle est en passe de ne plus avoir d’idées !
En ce début de XXIe siècle, l’intelligence de la France fout le camp. Le danger menace qu’elle n’ait plus ni pétrole, ni idées.
Car les idées philosophiques, artistiques, scientifiques, techniques ou pratiques n’apparaissent jamais par génération spontanée, elles sont le fruit de longs mûrissements, d’efforts assidus, de patientes recherches, bref d’un vaste processus individuel et collectif stimulé par un climat de confiance, d’attention, et d’accompagnement par les plus hautes autorités du pays.
Or, c’est à l’inverse que l’on assiste aujourd’hui. Le mouvement contre la guerre à l’intelligence, adossé à l’opiniâtre résistance des intermittents du spectacle, prospère avec la précarisation accélérée de «tous les espaces considérés comme improductifs à court terme, inutiles ou dissidents» ; il prospère aussi avec la nette conviction, très largement partagée, que les décideurs font preuve d’une cécité inouï;e face aux enjeux des temps présents.
Comme si, aveuglés par des intérêts à court terme (politiques ou économiques), ils hypothéquaient l’avenir — il est ainsi devenu une évidence, pour les adultes d’aujourd’hui, que leurs enfants risquent fort de vivre moins bien qu’eux.
En fait, tout se passe comme si les gestions comptables et à courte vue masquaient cette évidence que la société a basculé, que le travail est, en ce début de millénaire, pour l’essentiel devenu immatériel : non pas un travail de production de biens matériels et durables, mais de biens non matériels — services, produits culturels, connaissances, communication, etc.
Tout se passe comme si l’on ne s’était pas aperçu que, dans cette situation, l’intelligence était devenue l’énergie principale d’aujourd’hui, et que cela remettait en question les fonctionnements traditionnels de la production et de l’économie.
C’est en effet au moment où l’intelligence sous tous ses aspects occupe une place économiquement, socialement et culturellement stratégique qu’est lancée une vaste offensive contre les lieux de sa production et de son exercice: l’école, l’université, la recherche scientifique, la culture, l’art, les médias, la santé, etc.
Alors que, du strict point de vue de la concurrence internationale, la France, et l’Europe aussi, devraient faire le pari de l’intelligence, c’est une politique contraire qui est systématiquement menée, obéissant à des conceptions dépassées de la rentabilité et du profit, socialement et culturellement dévastatrice dans le présent, et suicidaire pour l’avenir.
Contrairement aux énergies traditionnelles de la société industrielle, l’intelligence est une énergie durable, renouvelable et infiniment partageable, mais très volatile et longue à produire.
Contrairement au travail mécanique, celui de l’intelligence n’est pas immédiatement visible, ce pourquoi les décideurs croient pouvoir sans effets directement tangibles en saborder des pans entiers…
Pendant plusieurs siècles, à l’époque des Lumières, l’intelligence française a illuminé le monde de ses éclats, de son panache et de cette inutilité dont Kant a fait, avec la fameuse notion de «finalité sans fin», l’un des traits du jugement de goût. Alors que l’intelligence a aujourd’hui changé de forme et de fonction sociales, alors qu’elle s’est en quelque sorte démocratisée, ses rayons s’éteignent un à un, son éclat décline.
Les pôles incandescents de la pensée, de la recherche, des idées, des créations ont pour l’essentiel déserté la France. La flamme n’est plus entretenue. Pire, on l’étouffe : à droite aujourd’hui, par des restrictions imbéciles ; à gauche hier, par une politique dans laquelle les budgets, notamment celui de la culture, n’ont jamais été à la hauteur des discours…
C’est contre tout cela que s’élèvent ceux et celles qui refusent le suicide collectif d’un pays menacé d’être sans idées.
André Rouillé.
_____________________________ Ian Dawson, 24 Tilt Trucks, 2003. Plastique. Installation Jim Cohan Gallery, New York. 426 x 746 x 304 cm. Courtesy galerie Xippas, Paris.