Communiqué de presse
Yu Matsuoka
New Works
Un arbre qui réunit diverses essences et fruits et ne perd jamais ses feuilles «Il faut être nomade», écrit Picabia, «il faut traverser les idées comme on traverse les pays et les villes». Yu Matsuoka fait le pari audacieux et intelligent d’une oeuvre à multiples facettes. Elle aime les kaléidoscopes, ce n’est pas surprenant. Je conserve un souvenir ébloui de son exposition, à la Galerie Droite de l’Ecole des Beaux-Arts à Paris. La proliférante richesse de ce qu’elle y montrait pouvait faire paraître timide l’accrochage du duc d’Aumale à Chantilly. Peintures, photos, dessins, carnets, le tout dans une installation dense et élégamment fantasque: cette exposition était un manifeste ou un credo, à l’image de l’oeuvre qu’elle continue, depuis, de construire pas à pas.
Je pense à Dubuffet, aussi, dans cette interview imaginaire avec Valère Novarina : «Combien êtes vous ?», demande Novarina ; «Tout homme est un gâteau feuilleté», répond Dubuffet. Yu Matsuoka ne s’encombre ni de styles ni de catégories et semble faire fi de toute hiérarchie. Elle jette son filet très large et manie savamment paradoxe et contraste. Tantôt elle évoque les espaces blancs de Harunobu en écho à ses compositions éparses, tantôt elle remplit ses peintures à foison, à la manière du «jinashi» ou «no empty space style» des kimonos.
Une seule technique, bien sûr, ne lui suffirait pas pour bâtir son monde généreux. Peinture et dessin, photographie, textes aussi : elle a besoin de nombreux outils. Le plan du tableau ne la satisfait pas ; elle cherche à occuper tout l’espace. Une seule écriture ne lui conviendrait pas davantage: on peut observer dans ses carnets comment son manuscrit change selon l’humeur et le propos. Elle aime dessiner à plusieurs: l’expression d’un ego clairement lisible n’est pas son affaire.
Elle poétise tout, empruntant parfois au monde réel, dessinant d’après les belles photos qu’elle ne cesse de prendre, jouant aussi avec les formes et les outils, unifiant le tout dans un monisme tout oriental. Une palette limitée, on l’aura deviné, ne lui convient pas plus: je suis ébloui par la richesse des harmonies qu’elle compose, comme par la diversité de ses lignes dont la fluidité chante partout sa belle mélodie intérieure. Il n’est pas anodin qu’une grande partie de ses dessins trouve place dans le journal intime de ses carnets. Je me suis souvent demandé en quoi résidait la si touchante séduction de son travail. Je pense que la réponse est à trouver dans leurs pages. La poésie visuelle de Yu Matsuoka est en effet un reflet très immédiat de sa vie émotionnelle, comme l’indiquent littéralement ses dessins ondulants qui ressemblent à des tracés sismographiques. La diversité de ses propositions et de ses styles (je ne m’étonne pas qu’elle aime tant Polke), sous-tendue par une évidente et souterraine intégrité, rend compte de la richesse de sa vie intérieure. C’est en cela, entre autres (outre sa séduction formelle), que ce travail me parle si profondément: en ce qu’il exprime avec franchise la fluctuante impermanence de notre identité.
C’est un art inquiet et vibrant, une oeuvre profondément polie aussi, en cela qu’elle n’est jamais péremptoire, même si elle est très affirmée – mais elle n’affirme rien d’autre, avec une énergie joyeuse, que le doute vivant. «La peinture représente une manière spécifique de vivre», écrit François Cheng, «elle vise à créer, plus qu’un cadre de représentation, un lieu médiumnique où la vraie vie est possible. En Chine, l’art et la vie ne font qu’un». Yu Matsuoka est imprégnée, consciemment ou non, de ce lointain héritage.
«Je voudrais être une fleur unique sans nom», écrit joliment Yu Matsuoka.
Son oeuvre se construit loin de tout programme et au-delà des mots. L’intuition seule guide son arborescence (La Fontaine : « Je fais des poèmes comme un pommier fait des pommes »). Cette libre prolifération la préserve de tout maniérisme et garantit la très juste évidence de son langage.
Paul Cox