Dès les premiers instants de la pièce, le plateau, plongé en obscurité, est gagné par une trouble sensation de flottement. L’installation, signée par Nadia Lauro, œuvre plastique à part entière, se détache du sol, dans un soulèvement tranquille et entêté de raz-de-marée irrépressible. Navire qui vogue sur les eaux noires entre deux mondes, négrier peut-être, porté par la voix poignante de Hlengiwe Lushaba, qui amène avec son Trouble Man une première déchirure, béance inconsolable dans l’imaginaire que charrie la pièce, aire consacrée à d’étranges jeux, âpres, crus.
Dans les plis de cet espace profondément indéterminé, sur les courbures de ses pentes à la fois ludiques et terriblement glissantes, vont s’inscrire, telles des partitions d’une musique délurée, les parcours de six interprètes triés sur le volet.
Performeurs singuliers, artistes de haut-vol, qui marronnent au-delà des répertoires attendus du rap et du jazz.
Alain Buffard les a choisis pour donner corps et voix à des bribes de récits de vie et de formes auto-fictionnelles. Allemand, zoulou, anglais, portugais, français, les langues se répondent, reprennent des motifs, se superposent dans une profusion sonore qui étoffe la texture brouillée des cartographies personnelles, nationales, identitaires, artistiques. Parfois propulsés au centre du plateau, parfois entrainés dans des duos à la sensualité déchainée, les deux musiciens, Sarah Murcia et Seb Martel mènent une sarabande effrénée qui reprend des thèmes des compositions de Kurt Weill.
Alain Buffard flirte depuis plusieurs créations — (Not) a Love Song (2007), Tout va bien (2010) — avec les œuvres du compositeur allemand. Pour Baron Samedi, il réussit à s’affranchir, à submerger ses motifs dans le magma avide de rituels syncrétiques. Les chants traversent les corps, les langues, les continents, leur énergie est tour à tour féroce et déchirante. Une tension terrible sous-tend des relations instables — argent, domination, attraction physique incontrôlable —, toujours au bord de l’abîme, là où la transe peut à tout moment éclater.
Son cortège est haut en couleurs, il draine et phagocyte la nonchalance des cabarets du Berlin des années 20, la brutalité des Hawka, ces esprits qui conjuraient la férocité de la domination coloniale et le cynisme du politically correct de ce début de siècle.
Le chorégraphe se plaît parfois à nous égarer dans cette construction proliférante et touffue — des figures surgissent, des atmosphères s’installent avant de s’évanouir dans un délire minutieusement contrôlé. Le trouble est le mot d’ordre. Au-delà des images, la touche du Baron Samedi est sensible dans la tessiture intime de la pièce, son souffle sauvage transporte les interprètes, poussés dans leurs retranchements. Leur performance est époustouflante, jubilatoire. Le public reste sur ses gardes. Le Baron erre dans la salle. Le danger d’un imminent renversement des valeurs et sa secousse régénératrice n’ont rien de rassurant, et tant mieux!