Une lumière se balance à un mètre au-dessus du corps allongé de Fabrice Lambert, qui éclaire sa colonne vertébrale à la recherche d’un équilibre, d’un juste milieu. Dans un clair-obscur de très bel acabit, Lambert joue avec les ombres et les lumières pour figurer un combat à venir entre la Ville et la Nature, entre les ténèbres et la lumière.
Fabrice Lambert est en résidence longue (2012-2014) au Centre National de la Danse. Aussi à l’aise dans les solos que dans les danses de groupe, amoureux des jeux d’espaces et de lumière, il dresse, dans Nervures, un constat sociétal par le biais d’une danse qui reste le témoin attentif de notre époque. Tous les mouvements et déplacements sont codifiés par des rythmes hachés, vifs, faussement dissymétriques pour incarner un corps devenu le jouet d’une modernité qui a fait le bond sourd de la bête féroce sur la Nature.
Le propos artistique se veut résolument moderne, profondément ancré dans nos us et coutumes citadines, porté par une danse dont les placements et les mouvements sont l’expression d’un corps ballotté, ignoré et jeté dans un monde à la mécanique oppressive.
Le propos est remarquablement bien «dessiné» dans la première partie du spectacle avec un beau ballet d’ombres et de lumières où la tête de Lambert se transforme en rocher. La «tête-rocher», sourd à toute écoute, bascule dans les bras du danseur, tel un Sysiphe, pour trouver un équilibre et défier les dieux de la Modernité.
Le corps de Lambert est le jouet de mouvements surprenants de dissymétrie, prisonnier d’un réseau dont les lignes se perdent à l’horizon. C’est un corps préempté qui ne finit jamais son mouvement car un autre mouvement l’intercepte. Nous sommes dans un carrefour de gestes où les priorités ne sont pas respectées.
Cet homme, jouet de mouvements qui lui échappent, devient un corps qui s’abandonne aux effluves de la Cité. Lambert incarne un individu, ébranlé par un monde de réseaux dont les significations le dépassent. Il se déplace à tâtons, les bras en totale dissymétrie, ne se rencontrant jamais, dans des mouvements antinomiques, le corps presque sans vie.
Puis les mouvements deviennent rapides, les bras, à demi rentrés vers le thorax, suivent les basculements effectués par le danseur à même le sol, comme pour se blottir vers une enfance à la recherche protective de mère Nature, une Nature que l’on devine dans des bruits de vents et de pluie dont Lambert se fait le complice dans une gestuelle ordonnée, large et ample.
Dans la dernière partie du spectacle, le danseur semble cohabiter avec plus de ferveur avec la Cité. Les sauts, dans une musique claironnante et nerveuse, sont dégagés, aériens, dessinent des mouvements vifs avec une gestuelle «ondulée» comme si le danseur, après avoir fait corps avec la Nature, rentre fortifié dans la Ville.
Ainsi, le spectacle se découpe en différents temps. Le premier temps est l’âge adulte dans lequel le corps, traversé par les « nervures » de la ville, de ses réseaux et de ses bruits, s’abîme dans une mécanique corporelle, où l’homme-machine de la Mettrie devient contemporain de l’ère du vide de Lipovetsky. Le deuxième temps est celui de l’enfance dans lequel Lambert joue de basculements qui font pivoter son corps dans des demi-cercles axiaux. Puis vient le troisième temps où le corps se lève, prend appui sur ses pieds pour retrouver tout son épanouissement et affronter dans un dernier temps, la Cité, fort de ses ressources retrouvées.
Ce qui fait la force du spectacle est le parti-pris du danseur qui a laissé, parfois, de côté la gestuelle poétique de la danse pour l’habiller d’un tégument dont le tissu est parfois revêche mais qui a tout l’éclat de la vérité. Le danseur devient ainsi le témoin corporel de son époque.