Sous le protocole «Symptôme et proposition», Patricia Allio et Eléonore Weber ont fixé les enjeux de leur démarche critique, attentive à l’insensibilité du sujet social et aux moyens de sa remédiation. Alors que leurs dernières performances donnaient au terme «symptôme» une couleur plus directement politique, Natural Beauty Museum semble renouer avec leur intention d’origine en interrogeant une désaffection collective. La pièce pense en effet les transformations de la vision esthétique, en tant que processus cognitif et jugement sur le beau, en la confrontant à ses limites contemporaines. Patricia Allio et Eléonore Weber y posent avec finesse la question des aveuglements contemporains, auxquels précisément nous nous rendons aveugles.
La pièce se présente comme une fiction d’anticipation dans laquelle les phénomènes naturels se sont substitués aux oeuvres d’art. Son action prend place dans le Natural Beauty Museum (NBM), un lieu où faire l’expérience de différents percepts naturels grâce à des installations interactives: deux écrans vidéo, des tablettes et audio-descripteurs, une bulle transparente gonflable à taille humaine et une sculpture semi-végétale, la green box. L’espace au sol est marqué par des bandes adhésives d’un orange très vif et d’autres à relief, évoquant la signalisation de guidage pour personnes malvoyantes.
Cette scénographie à peine futuriste, mais suffisamment pour paraître singulière, déjoue l’interprétation d’un naturalisme nostalgique. Par le biais de l’équipement d’aide optique, devenu élément de décor, la pièce met en évidence la cécité bien actuelle des hommes face aux paysages naturels, plutôt qu’elle ne rappelle à une contemplation romantique de la Nature. Cette idée est confirmée par l’intervention inaugurale d’un audio-descripteur, en chair et en os cette fois, qui dépeint la scène en temps réel. N’apparaissant ensuite que ponctuellement, il redouble avec ses mots la perception directe que peut en avoir le public, le plaçant symboliquement en position d’aveugle.
La trame narrative, double, suit alternativement deux actions qui se recoupent en toute fin. D’un côté, un groupe d’une dizaine de visiteurs est emmené par un guide à la découverte du musée. Ils représentent la vision consumériste, la mode esthétique, l’évaluation concertée du beau. De l’autre, une femme non-voyante emprunte seule le même parcours, visiblement réceptive et amusée. Elle incarne l’impossibilité de voir qui trouve, ailleurs et pleinement, les moyens de se réinventer. Pertinent, sans servir un binarisme stérile, le dispositif scénique confronte une vision voyeuriste de surface et un regard en deçà de la perception optique pour déstabiliser nos a priori de lecture. Habillé des propos de Patricia Allio et d’Eléonore Weber — un discours drôle et profond, lui aussi à taille humaine — il remet en cause le privilège du visuel dans l’ordre du sensible.
La visite des premiers s’ouvre sur les vidéos d’un chasseur de tempêtes, se poursuit par l’expérience de la green box, puis par celle de la bulle au sein de laquelle se diffusent des sons de la nature, elle reviendra plus tard aux écrans vidéos, diffusant les images d’un tsunami. Ce parcours muséographique éprouve la plasticité du sentiment esthétique face à la nature en le mettant en scène, de l’ivresse printanière au sentiment du sublime face à la catastrophe. En parallèle, le guide retrace la genèse du NBM en l’inscrivant dans une fiction muséographique, celle d’un basculement du musée «abri» d’œuvres d’art, compartimenté en cimaises, vers le musée transparent, vide et ouvert sur l’extérieur, donnant à voir des panoramas. Cette réorganisation de la représentation esthétique aurait même vu émerger un syndrome du paysage, pendant naturaliste du syndrome de Stendhal. Déclamées avec une énergie communicative, les incitations verbales de Didier Galas installent les conditions d’un débat parmi les visiteurs, que le public vit tout aussi personnellement. Ce dernier est même pris à partie par ce guide qui l’interpelle sur la moralité du regard esthétique: le paysage d’un crime, comme celui d’un drame, peut-il être l’objet d’un innocent plaisir esthétique?
En parallèle, Ouiza Ouyed campe le rôle de la visitrice non-voyante réalisant le même parcours, un audioguide sur les oreilles, sans autre assistance. Sa présence et sa générosité de jeu lui font prendre possession de l’espace avec force, affirmant naturellement son autonomie et sa personne face au groupe de visiteurs anonymes. Elle expérimente les générateurs de récits paysagers, investit la green box et la bulle, suit les vidéos en audiodescription, et lit enfin une sélection de textes en braille, des extraits de La Symphonie Pastorale de Gide ou de «La Lettre sur les aveugles» de Diderot, dont elle s’empêche de contredire les stéréotypes. La perte de la faculté visuelle n’est, pour elle, ni un frein au plaisir esthétique, ni un obstacle au désir d’éprouver le monde. Reproduisant avec un volontaire la performance Rest Energy (Ullay pointant un arc bandé en tension sur le cœur de Marina Abramovic), elle démontre même en acte que la cécité peut faire gagner une situation en intensité.
Son détachement et son humour permettent d’aborder avec simplicité la dimension sociale de l’aveuglement, la question des «minorités invisibles». Le dernier comédien à entrer en scène, personnage de farce qui en renouvelle à sa façon le genre, Dragomir Covaci, confirme cette dernière orientation de lecture. Il commente, avec un accent roumain, des photos de sa vie dans un bidonville, diffusées sur un écran placé dos au public. Ses descriptions, inabouties, lacunaires, précipitées, frustrent son interlocutrice comme le public, tous deux pourtant dépendants de son commentaire, se consolant malgré tout avec l’acquisition de cartes postales de la collection « Les Roms ne gâchent plus le paysage », éditées pour l’occasion.
Le choix de prendre un comédien qui a réellement vécu les situations qu’il décrit ouvre la pièce, sans misérabilisme, sur une éthique du visible. Le duo cherche à sensibiliser le public à ce que l’on refuse de voir, à ce sur quoi le regard doit pourtant s’ouvrir. La pièce s’achève enfin avec une réflexion sur la condition aveugle par la comédienne qui confirme l’idée d’un regard plus précieux en deçà le voir.
Donnant corps, sans se payer de citation, à l’analyse lacanienne de la schize de l’œil et du regard, Patricia Allio et Eléonore Weber finissent par opposer l’expérience appauvrie de la vision effective et le travail fantasmatique du regard intérieur, celui du désir à l’œuvre. En tant que spectateur, on se sent de plus en plus concerné, touché dans notre condition de public puis de citoyen, comme invité à réfléchir les moyens d’une écologie du regard, d’une autre vision qu’il reste encore à produire.
— Patricia Allio, Eléonore Weber, Natural Beauty, Museum, 2014. Performance, théâtre, installation, 1h30
Tournée
— 02 décembre 2014: MA scène nationale, Pays de Montbéliard
— 16 et 17 décembre 2014: Théâtre 95, Cergy Pontoise
— 26 mars 2015: La Halle aux grains, Scène Nationale de Blois
— 08 et 09 avril 2015: Scène Nationale 61, Alençon
— 22 et 23 avril 2015: La Filature, Scène Nationale de Mulhouse