Interview
Par Doreen Bodin
Paris-art. Depuis 1995, votre galerie est installée derrière Beaubourg. Cela a-t-il contribué à votre développement ?
Nathalie Obadia. Il y a effectivement plus de passage, mais cela n’augmente pas pour autant la clientèle d’acheteurs avisés. Quand nous avons ouvert en 1993, nous étions situés dans le Marais. Il y avait déjà tout un faisceau de galeries importantes comme Thaddaeus Ropac, Yvon Lambert, etc. Cependant, nous avons multiplié notre surface. Cela permet de réaliser des expositions de plus grande envergure et de travailler avec une plus grande équipe. Lorsque la galerie se développe, il faut un certain nombre de personnes pour accompagner le travail d’archivage, l’organisation du transport des œuvres, le suivi des dossiers des collectionneurs… Nous avons aussi une plus grande surface de stockage, nous disposons donc d’un plus grand nombre d’œuvres à présenter aux clients.
D’une manière générale, qui sont les visiteurs de votre galerie ?
C’est assez variable. Cela va du simple visiteur au collectionneur qui vient acheter des œuvres. Il y a aussi beaucoup d’étudiants. Tous les visiteurs n’ont pas les moyens d’acheter car l’art contemporain représente un investissement. Mais à force de visiter des galeries, ils développent un intérêt et un goût de plus en plus fort pour l’art.
Il faut savoir que les galeries sont en France et dans le monde entier une voie non négligeable pour découvrir l’art contemporain. Nous sommes, ne l’oublions pas, des lieux culturels publics. C’est avantageux lorsque l’on est passionné de pouvoir voir gratuitement une trentaine, ou même une quarantaine, d’expositions.
Comment les accueillez-vous ?
Là est tout le problème. C’est vrai que nous mettons un certain nombre d’informations à la disposition du public : classeurs avec le prix des œuvres, curriculum vitæ de l’artiste, articles de presse, catalogues, etc. Les étudiants peuvent même pour leur mémoire consulter les documents de notre bibliothèque. Mais il est évident que nous sommes avant tout un espace commercial. Nous n’avons pas le temps de répondre à toutes les questions qui nous sont posées. D’ailleurs cela ne se fait pas non plus dans un musée.
Qui sont vos acheteurs ?
Là aussi c’est assez variable. Les institutions et les entreprises mises à part, l’acheteur privé peut être cadre supérieur, banquier, avocat, médecin, riche homme d’affaires ou rentier. Cela va de ceux qui ont les moyens d’acheter des œuvres d’un certain prix à ceux moins fortunés pour lesquels l’achat représente un investissement. Mais à vrai dire il n’y a vraiment pas de règles.
Les collectionneurs ont-ils tendance à acheter des œuvres disparates ou suivent-ils le travail d’un artiste ?
Cela dépend de l’étendue de la collection, des moyens, et des envies du collectionneur. Selon qu’il désire se concentrer sur un ou deux artistes, avoir un panel de créations picturales ou tout autre médium, ou encore se consacrer plutôt à une génération… Là aussi c’est très variable.
Vous accordez une grande place à la peinture dans vos expositions. Aujourd’hui la scène artistique internationale s’enthousiasme pour les peintres anglais, allemands ou américains. Et les peintres français ?
Lorsque j’ai ouvert ma galerie, en 1993, c’est l’étiquette que l’on m’a collée. J’ai effectivement débuté avec des expositions picturales de Valérie Favre, Pascal Pinaud, Fiona Rae, Carole Benzaken, etc. Ces artistes commençaient à se faire connaître sur la scène parisienne. Mais la plupart des galeristes de ma génération, bien que relativement indépendants intellectuellement, ne se sont pas intéressés à eux, parce que la peinture comme concept était rejetée à la fin des années 1990. D’autres ne voulaient pas les exposer pour des raisons stratégiques et de marketing.
Les uns et les autres ont maintenant une belle carrière. Carole Benzaken a reçu le prix Marcel Duchamp 2004. Elle s’impose, dans cette génération, comme la meilleure représentante du courant pictural français, aux côtés de Valérie Favre. Pascal Pinaud est l’un des meilleurs peintres abstraits de sa génération après Bernard Frize. Il réinvente la peinture abstraite sans châssis ni pinceau.
Mais il faut savoir que pendant près d’une dizaine d’années, les peintres français n’ont pas été montrés par nos propres commissaires d’expositions et nos propres musées, donc aucun peintre français n’apparaissait dans les biennales et les expositions internationales. Si bien qu’ils étaient mal considérés. Ils n’ont pu s’imposer face aux artistes étrangers montrés partout, ni se raccrocher au train du marché mondial.
Justement, on parle de « renouveau de la peinture », partagez-vous cette idée ?
C’est du marketing. Elle a toujours été présente. Mais il y a actuellement un regain d’intérêt pour la peinture dans le milieu de l’art contemporain, alors on focalise sur elle. Aujourd’hui, tous les galeristes et les institutions se tournent vers les peintres. Même ceux qui les rejetaient dix ans auparavant. Malheureusement, on commence à en montrer beaucoup de mauvais, à cause de certains musées et commissaires qui s’accrochent à la mode.
Il y a six mois, j’ai vu une exposition à l’Espace 315 du Centre Pompidou. Elle se divisait en deux parties avec, d’un côté, le travail d’un artiste allemand, Magnus van Plessen, et, de l’autre, celui d’une Américaine dont j’ai oublié le nom [Kristin Baker] : des artistes peintres sans grand talent, tout le monde l’a reconnu. Seulement, quand c’est étranger, on considère que c’est meilleur.
Le marché de l’art n’a jamais fait autant de place aux jeunes artistes qui sortent à peine des écoles, il n’échappe pas à la course aux nouveaux talents. Globalisation et consommation outrancières ne poussent-elles pas les galeristes à vendre plus qu’à développer la carrière des artistes ?
Nous sommes tous responsables de cette accélération. Mais je ne suis pas sûre que ce soient les galeristes qui ont donné le ton en cette matière. La prolifération des musées et la multiplication des biennales ont beaucoup joué. Il faut bien remplir ces espaces. Quand les peintres, les photographes ou les sculpteurs ne suffisent plus, on va chercher du côté des jeunes pousses. Ils sont beaucoup plus rentables que les artistes renommés, très chers en matière d’assurance et de déplacement.
Cependant, un jeune talent en vogue prend rapidement de la valeur sur le marché, et les collectionneurs ne peuvent pas toujours suivre financièrement. C’est pourquoi on va plutôt se tourner du côté de la troisième génération de la peinture allemande : l’école de Leipzig, par exemple, où les tableaux étaient au départ à 5000 euros, et qui en valent maintenant 50 000.
Le marché a explosé en volume parce qu’il y a un emballement. Le nombre des collectionneurs privés, des musées, et des institutions qui achètent, a beaucoup augmenté. Les demandes ont dépassé les offres. Et comme la notion de progrès en art n’est pas la même que dans d’autres secteurs, la qualité ne se multiplie pas.
Dans un tel contexte, comment les artistes peuvent-ils encore prendre le temps de créer et faire mûrir leur travail ?
Certains artistes sont effectivement soumis à une pression très conjoncturelle. Ils doivent répondre à des commandes dans des temps très courts. Ils paniquent, s’angoissent et acceptent n’importe quelle exposition institutionnelle. Bien qu’ils travaillent avec des galeries sérieuses qui sont là pour les baliser. Certains ont tendance à se renfermer dans leur atelier. D’autres peignent de plus en plus. Le problème, notamment en peinture, c’est que « plus » ne veut pas forcément dire « meilleur ».
Le marché de l’art est devenu extrêmement organisé et stratégique. C’est maintenant très compliqué pour les artistes qui produisent sans se soucier de la qualité. Mais si sur le court terme on peut jouer sur le marketing, l’idée ou le sensationnel, sur le long terme, l’objet reste très important.
Les politiques et les institutions culturelles françaises ont la réputation d’être commercialement peu efficaces, ce qui pénalise les artistes sur le marché international et sur la scène artistique. Développer des antennes à l’étranger, comme vous l’avez fait à New York en 1998, ne serait-il pas un moyen de pallier cette défaillance ?
Aujourd’hui, le meilleur vecteur pour montrer et défendre les artistes français ce sont les foires et les contacts que nous créons avec nos confrères étrangers. C’est ainsi que l’on pourra les convaincre, eux et les collectionneurs, de les acheter.
Il est beaucoup plus intéressant d’exposer les artistes français dans une galerie berlinoise ou londonienne réputée, à côté de grands artistes internationaux, que dans une galerie française qui aurait créé une antenne à l’étranger. Il faut les mélanger. D’ailleurs les artistes l’ont compris et s’exportent eux-mêmes. Carole Benzaken est allée travailler à Los Angeles et Valérie Favre est partie à Berlin.
Quelques mots sur votre prochaine exposition…
Lorna Simpson est une artiste afro-américaine originaire de Brooklyn. Elle travaille maintenant depuis une quinzaine d’années, mais c’est sa première exposition en France. Elle vient montrer deux vidéos et un ensemble de photographies. Lorna porte un regard très politique sur ses origines qu’elle lie dans ses œuvres à une recherche plastique. C’est ce qui est intéressant. C’est très caractéristique dans ses vidéos notamment où le va et vient entre discours engagé et quête de la beauté est continuel. Cependant ce n’est pas une œuvre militante car le travail plastique prédomine.