Céline Piettre
Céline Piettre. Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec Ettore Sottsass ?
Nathalie du Pasquier. C’était en septembre 1979. Je ne savais pas qui il était et ne connaissais presque rien au monde du design. Puis, quelques jours après notre rencontre, j’ai vu une exposition de ses dessins qu’il avait réalisés lors d’un voyage en Grèce. Ils étaient très beaux. Ils m’ont fait une impression très forte.
Á l’époque, se considérait-il comme un designer ou plutôt comme un artiste ?
Nathalie du Pasquier. Je crois qu’il se considérait absolument comme un designer, au sens où il entendait le terme, bien sûr.
Au moment de la naissance du groupe Memphis en 1980, quel était son rapport à la création artistique en général : peinture, sculpture, littérature ?
Nathalie du Pasquier. Il me semble qu’il s’est toujours tenu au courant de ce qui se passait, musicalement aussi. Il était intéressé par la culture populaire des différents endroits du monde, curieux de son époque et de ce qu’elle produisait.
Dans quelle mesure peut-on dire qu’il a révolutionné le design ? Et surtout par quel moyen ?
Nathalie du Pasquier. Sa pensée sur le design est fondamentale, profondément originale et reste unique. Beaucoup de gens ont été inspirés par ses idées. Mais, hélas, il ne me semble pas que sa conception influence beaucoup le design aujourd’hui, et encore moins le monde de la production.
Je crois qu’il tenait à intégrer une dimension poétique à ses projets, ce qui aurait permis aux utilisateurs de se comporter différemment, de penser à ce qu’ils faisaient. Pour cela, il utilisait un vocabulaire de formes simples et assez archétypales, qu’il composait et décomposait comme une poésie. Il y avait quelque chose de profondément évident dans ce qu’il faisait…mais peut-être que cette évidence est un peu trop raffinée pour votre époque ?
Pour lui, le design était une façon « de concevoir la vie, la politique, l’érotisme, la nourriture, et même le design ». Partagez-vous cette définition ?
Nathalie du Pasquier. Oui, dans la mesure où le design définit esthétiquement, éthiquement et poétiquement nos comportements…
Á votre avis, laquelle de ses nombreuses créations le définirait-il le mieux ? Et pourquoi ?
Nathalie du Pasquier. Les dessins et les textes. Avec eux, il n’y a aucune erreur d’interprétation possible. Dans les choses réalisées, il y a la vie du monde qui est le champ d’action du designer, le contexte qui détermine le travail et parfois le trahit (c’est normal). Dans les dessins et les textes, il y a juste lui, son regard et les ombres qu’il projette.
Memphis était un laboratoire de recherche formelle et idéologique, une véritable usine de création. Comment s’y répartissait-on le travail ?
Nathalie du Pasquier. Si je me souviens bien chacun préparait ce pour quoi il se sentait meilleur. On travaillait chez soi, assez secrètement, et vers la fin de l’année on se réunissait chez Barbara Radice qui était la directrice artistique de Memphis et la compagne d’Ettore Sottsass. Chacun posait ses dessins sur la table, y allait de ses commentaires. On commençait alors une première répartition. Ensuite, au fil des réunions, des changements advenaient, peut-être plus politiques, dépendant de ce que les autres designers invités envoyaient, de l’argent dont on disposait ou des désirs des nos partenaires financiers. L’esprit de la nouvelle collection se dessinait donc progressivement.
Quel rôle avait Ettore Sottsass parmi tous ces jeunes designers dont vous faisiez partie ? Celui de maître ? De père spirituel ?
Nathalie du Pasquier. La plupart des jeunes du groupe de Milan travaillait avec Sottsass, soit à Olivetti, soit dans son atelier de Via Borgonuovo. Il va de soi, qu’étant tous beaucoup plus jeunes, nous étions fascinés et désireux que notre travail soit apprécié.
Ettore Sottsass avait énormément de charisme, ses propres projets étaient toujours beaux et stimulants. Mais les jeunes qui participaient au groupe de base avaient chacun des choses propres à apporter et c’est justement cette confrontation d’énergies différentes qui a fait la force de Memphis.
Quand il a quitté le groupe, en 1985, avez-vous continué à travailler avec lui ?
Nathalie du Pasquier. Je n’ai jamais travaillé dans son bureau. Quand le groupe s’est dissout, ce qui a commencé en 1985 et ne s’est réellement fait qu’en 1987, je commençais déjà à faire d’autres choses qui allaient m’éloigner du design. Nous avons continué à nous voir de temps en temps de façon amicale, parce que nous habitions dans le même quartier. J’ai toujours suivi son travail : le magazine Terrazzo avec Barbara, les expositions, les textes publiés, les livres, ses réalisations et ses réflexions sur l’architecture, et cela m’a toujours stimulée.
Vous vous êtes désormais consacrée à la peinture. Mais dans vos travaux, il est encore et toujours question d’objets. Quel lien entretenez-vous avec votre passé de designer ?
Nathalie du Pasquier. Quand j’ai commencé à peindre, j’ai cherché à m’éloigner le plus possible du monde du design. Petit à petit, cependant, les objets sont effectivement revenus sur le devant de la scène : d’abord des objets ordinaires de l’atelier ou de la maison, plus récemment des choses abstraites que je construis et qui, outre le fait d’exister en tant que telles, sont aussi de nouveaux sujets pour mes peintures.
Mon expérience dans le monde du design a été absolument fondamentale, peut-être comme toutes les choses que l’on entreprend avec passion entre 20 et 30 ans. C’est à travers cette expérience et les rencontres que j’ai faites à cette époque que je suis née à moi-même, que j’en suis arrivée à ce qui est ma vie maintenant. Ça a été une belle école.
Votre expérience au côté d’Ettore Sottsass, au sein du groupe Memphis, influence t-elle votre pratique artistique actuelle ?
Nathalie du Pasquier. Ettore Sottsass a été très important pour moi. Je suis consciente du fait qu’une partie de ce que je pense et ressens du monde me vient de lui. Donc certainement, les années passées à ses côtés influencent ma pratique artistique. Pas de doute.
S’il était encore de ce monde, qu’aimeriez-vous lui dire ?
Nathalie du Pasquier. Merci pour ce que tu fais et qui, chaque fois, nourrit ma pensée et me donne envie de travailler. Mais heureusement, je le lui ai dit…