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Nathalie Delbard

Nathalie Delbard est artiste photographe, critique d’art, enseignante. Par la force des choses est le titre de sa thèse, dont elle livre ici les principales réflexions.

Brigitte Jensen. Pourrais-tu d’abord nous dire quelques mots sur la nature d’une thèse en Arts plastiques ? Comment la relation entre la pratique et la théorie se fait-elle ? Autrement dit, un chercheur-artiste part-il de sa propre pratique pour l’expliciter dans la théorie ou c’est plutôt la théorie qui alimente — ou détermine — sa pratique ?
Nathalie Delbard. Par rapport à une thèse purement théorique, comme en histoire de l’art ou en esthétique, une thèse en Arts plastiques, c’est d’abord la recherche d’un artiste, de quelqu’un qui fait, avant tout, et, en ce qui me concerne, de la photographie. Cette pratique artistique est le nœud d’une thèse en Arts plastiques. Mais ce n’est pas du pur nombrilisme, heureusement. Il ne s’agit pas seulement de théoriser son travail. Il s’agit de voir, à partir de son travail, quelle pensée artistique peut se nouer avec l’art contemporain.

Cette pensée théorique, ne peut-elle pas déterminer elle aussi la pratique artistique, afin de mieux la justifier théoriquement ?
Il s’instaure en effet un va-et-vient entre la pratique et la théorie. La réflexion théorique nourrit forcément le travail, c’est une interaction constante. Mais dans mon travail est aussi induite une pensée, en tant que telle. Car s’il est vrai que j’écris des textes en tant que critique dans des revues, et pas en tant qu’artiste, je spécifie (si possible) toujours que suis artiste, car c’est parce que je suis aussi artiste que certaines réflexions voient le jour. Effectivement, il y a donc un va-et-vient, mais je crois qu’une thèse en Arts plastiques, c’est d’abord une pensée artistique et pas seulement théorique, c’est-à-dire une pensée qui se forme de l’intérieur de la pratique, à partir du travail personnel, et qui trouve simultanément écho auprès d’un certain nombre de pratiques contemporaines. On nous demande finalement d’avoir une posture théoricienne mais aussi artistique, y compris dans l’écrit, y compris dans le choix des artistes qui nous tiennent à cœur. Il s’agit bien d’une thèse, avec une véritable hypothèse théorique par rapport à l’art contemporain, mais en tant que chercheur plasticien.

Justement, quelle est la thèse qui a guidé ta recherche ?
En gros, c’était de dire qu’il existe une certaine photographie, sans doute en marge, qui n’est pas celle de la représentation, mais celle de la présence. En fait, face au risque d’une image conformiste, y compris dans le champ artistique, il y a à mon sens une véritable nécessité pour les artistes contemporains photographes d’évoluer, de constamment déplacer et recentrer les enjeux, et notamment sur cette notion de « présence ». Certains le font déjà, parfois depuis longtemps, s’inscrivant dans une dynamique que je crois primordiale — et c’est ce que j’ai voulu montrer dans ma thèse —, et dans laquelle, en même temps, j’essaie de participer, à ma toute petite manière.
Car on continue encore beaucoup à croire, au niveau du grand public, que la photographie est une sorte de « preuve » du réel, que c’est du « réel », ou son reflet fidèle, comme un miroir. Ces artistes dont je parle essaient au contraire de proposer une alternative, de rendre compte d’une force spécifique de la photographie, de rendre l’image plus incisive, plus active, et de participer à un déblocage des mentalités. Bien sûr, ce type de réflexion vis-à-vis de la photographie ne date pas de maintenant, et ma thèse fait une sorte d’historique de ces démarches diverses depuis le début des années quatre-vingt, correspondant à ce que Philippe Dubois a d’ailleurs désigné par « acte photographique ». Et puis, on peut dire que la photographie est de plus en plus présente à partir des années quatre-vingt-dix, avec une explosion totale, avec un effet de mode aussi, qui n’est pas achevé. De ce point de vue, je veux croire que d’autres modalités d’existence restent encore à inventer pour l’image. Tout va très vite, tout se digère rapidement, et c’est pourquoi il faut tenir une forme de résistance face au modèle de la « représentation ». Pour que ça bouge, pour que les regards bougent.

Pourrais-tu expliquer par quels moyens techniques ou autres cette « présence » est-elle rendue à l’image, face à la « représentation » ?
Je pense qu’il y a plusieurs façons de distinguer la « présence ». Il y a d’abord toute une part qui est liée aux modalités d’exposition, d’accrochage ou d’installation, et j’insiste beaucoup sur cette question dans ma thèse. C’est vraiment une alternative face au modèle de la « fenêtre ». Faire bouger les supports, mettre en pièces le rectangle de la photo est déjà une bonne alternative. En photographie, ce genre de pratique reste malgré tout encore mineur. L’exposition de Hans-Peter Feldmann au Centre national de la photographie, par exemple, était quelque chose de magnifique à cet égard. Il transformait vraiment l’image en un objet à part entière, il variait les supports, donnant un véritable corps à la photographie. Jeff Wall est sans doute l’un des premiers à avoir osé manipuler cet « objet-image », notamment avec ses caissons lumineux, et d’autres ont suivi en variant les interventions et les manipulations. Mais à chaque fois, il s’agit de donner plus de prégnance à l’image.
Ceci dit, il y a d’autres moyens à explorer. Dans un registre différent, Jean-Luc Moulène, par exemple, participe à cette volonté de présence ; tout en concevant avec beaucoup d’attention la scénographie de ses pièces photographiques, c’est dans l’image même que se joue le plus souvent l’intensité du travail. Je suis toujours désarçonnée face à ses photos d’objets totalement quotidiens, comme les objets de grève, auxquels il sait donner une grande force. Comme chez Patrick Tosani aussi, on redécouvre totalement la chose photographiée et on peut rester devant comme face à un tableau, pendant des heures, sans pouvoir vider le visible de sa substance. C’est le sens du titre de ma thèse, Par la force des choses.

C’est une expression forte, avec un sens commun qui n’est peut-être pas celui que tu veux donner à ta thèse ?
Je prends l’expression d’abord dans le sens littéral, mais j’en joue aussi. Je crois en effet qu’il y a quelque chose d’inéluctable, comme quelque chose qui est en marche, mais je pense justement à la nécessité pour la photographie d’évoluer. C’est ce que j’évoquais tout à l’heure, en disant que les artistes doivent continuer à inventer de nouvelles modalités pour résister au flot d’images; la force des choses c’est aussi tout ce sur quoi on n’a pas prise. On est même baignés dedans !
Mais je veux en prendre le contre-pied, car ce sont les mots « force » et « chose » qui m’importent. Le premier parce que dire que l’image peut être une force, ça va à l’encontre de ce qu’on peut penser couramment, que l’image est quelque chose d’immobile et de silencieux; c’est redonner cette part d’activité, c’est-à-dire une pratique réactive par rapport à la passivité de l’image, la façon dont elle est montrée. La force des choses, je l’entends presque à la manière de Heidegger lorsqu’il se demande ce qu’est une chose. La chose, c’est justement ce qui est du côté du réel, du monde, qui s’ancre dans du concret, et que l’image peut avoir tendance à dissoudre. Dire la force des choses pour l’image, c’est donc essayer de lui rendre une véritable densité.

Dans l’expression « par la force des choses » on peut aussi comprendre un sens passif au contraire, où l’on est entraîné dans un courant contre lequel on ne peut rien.
Je le prends vraiment dans le sens contraire, c’est une résistance vis-à-vis d’un mouvement massif, un déferlement d’images, surtout par rapport à la photo. Cela signifie aussi que je ne cherche pas à faire et je n’aime pas les artistes qui exposent des images spectaculaires, de façon parfois agressive. Je pense au contraire que la force des choses, étrangement, se tient au plus près du quotidien, du réel. Les artistes qui me tiennent à cœur, comme Gabriel Orozco ou d’autres, sont des artistes qui vont révéler la force des choses dans l’ordinaire du monde. Dans ce sens-là, la force des choses c’est prendre le chemin de l’ordinaire et savoir le regarder autrement. Dans certains cas, la photographie révèle des choses que le regard n’attrape pas. Par diverses techniques, on réussit à capter au plus près de la chose, contrairement au spectaculaire.

Quelle serait la définition de l’image qui découle de ta réflexion ?
Pour moi il y a une dimension éthique et politique de l’image. Dans Le Partage du sensible, Jacques Rancière dit qu’à partir du moment où l’on a une manière de distribuer les visibilités dans le monde, et selon la façon dont on va choisir de partager le sensible avec le reste des modalités de constitution de l’image, on est déjà dans le politique. Je ne fais pas du tout des images politiques dans le sens où il n’y a pas de sujet politique, à l’inverse de certains artistes, mais je crois qu’il n’y a pas besoin d’avoir un sujet politique pour être fondamentalement dans une éthique du visible.
Quand je parle de « résistance » ou de « présence » plutôt que de représentation, je pense que le moindre geste — décider de ne pas garder un format rectangulaire, de montrer telle chose plutôt qu’une autre — est une action politique parce que le regard, c’est la fonction constante de notre société et je crois qu’en tant qu’artiste on a une vraie responsabilité. Dans ma thèse, je me suis posée cette question; même si elle est en filigrane, elle est là constamment. Je fais des portraits qui, a priori, ne vont pas « bouleverser » le monde, mais en tout cas je tente de proposer une altérité, une autre forme d’existence pour les images, en me posant la question de la responsabilité. Je crois que c’est vraiment important. Marie-José Mondzain a très bien posé ça avec L’image peut-elle tuer ?; je pense que toute personne qui manipule des images doit se poser cette question. En ce qui me concerne, la thèse m’a vraiment permis d’enclencher ce raisonnement.

Comment peut-on qualifier cette altérité que tu encourages en quelque sorte ?
Il s’agit essentiellement, comme je le disais précédemment, de sortir du flot continu d’images, mais la résistance c’est aussi laisser toujours le visible ouvert. Je pense que la plupart des images assomment et ferment le regard. Le plein d’une image, la saturation de ses signes, c’est vraiment la mort du regard. Faire des images ouvertes, c’est-à-dire incomplètes, insatisfaisantes, énigmatiques, est une action nécessaire, une façon de réapprendre à regarder le monde.

Par quels moyens — techniques ou autres —, peux-tu obtenir une image « ouverte » ?
Je pense que chaque artiste trouve sa propre voie, et c’est assez difficile de saisir ça avec des mots. Dans mon travail, dans la mesure où je fais du portrait, j’ai vraiment essayé de débarrasser les visages de l’habitude sociale, de la pose attendue devant l’objectif. J’ai donc beaucoup fait de visages en train de dormir ou dans des états de repli, d’absence, et c’est pour moi presque la garantie que quelque chose va s’échapper, hors contrôle. J’essaie de saisir les individus dans un état qui leur est inconnu. Je pense que proposer ça au regard c’est montrer les moments qui échappent à l’autre, mais c’est aussi considérer sa propre méconnaissance de soi, à travers l’image de l’autre. Valérie Jouve l’a très bien fait, dans un autre registre, quand elle prend les gens entre deux mouvements par exemple, avec des sortes de tics, de rictus, qui se forment malgré eux. Ces gestes manqués sont vraiment des ouvertures. Quelquefois, comme avec Jean-Luc Moulène, on ne sait même pas comment prendre cette « chose » dans l’image, mais ça existe, ça a une forte consistance, et c’est ça qui importe.

Entretien réalisé par Brigitte Jensen en mai 2003 pour paris-art.com.

Lien
Lire l’article sur l’exposition collective « Regarde-moi » à la galerie Alain Le Gaillard (27 juin-30 juillet 2003)

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