Eric Corne: L’œuvre de Natacha Nisic correspond à ce que je voulais montrer au Plateau dans les notions d’effacement, de contemporanéité. C’était important qu’il y ait une monographie au Plateau. Dans l’œuvre de Natacha Nisic, on trouve cette juste distance entre l’œuvre, et ce qu’elle dit. Il y a cette ironie grave, ou cette grave ironie. Par exemple, on peut voir A louer/zu vermieten dans la frontalité ou une chute qui se dérobe…
Maëlle Dault: Tu envisages une expérimentation du médium photographique ou vidéo sur plusieurs niveaux. Tu mènes, par exemple, le travail photographique dans différentes directions: la question de la lumière, la photographie refilmée, la superposition de photos dans le mouvement, la photographie mise en scène, l’affiche… Qu’est-ce qui te pousse à engager le travail dans cette exploration du médium?
Natacha Nisic: Au départ, le médium photographique est pour moi une source d’interrogation, de débat. Je suis en porte à faux avec la notion de « photographie ». J’utilise l’appareil photographique comme un système et la question devient: qu’est-ce qu’on fait de ce système ? Il faut, par exemple, poser le problème de la déclinaison, non pas d’une photographie mais d’une série de prises de vue car ce n’est pas quelque chose de cerné, de définitif. Je travaille beaucoup plus sur le mouvement, sur l’espace. La photographie se situerait à l’intérieur de cela, sur ces différents statuts. Par exemple, lorsque la photographie devient objet dans A louer/zu vermieten, cela donne un autre temps de lecture, et en cela, l’aboutissement final serait 3 x 36 aide-mémoire, la photo devient un déroulé, une trace du temps. J’ai lu quelque part que la prospective n’est que l’attente… Dans 3 x 36, aide-mémoire, c’est l’attente de ce qu’on va voir. Dès qu’on est dans le temps, on est dans cet entre-deux.
Eric Corne: Pourquoi utilises-tu différents média: image fixe de la photo et pour le film, le super 8, la vidéo? Comment adaptes-tu chaque projet à son médium?
La vidéo est par exemple une technique qui a son histoire, ses objets mais on ne se pose plus la question des contraintes que peuvent poser entre autres cette technique. Avec le super 8, et ses trois minutes sur la pellicule, c’est un temps qui développe l’intensité du regard, et par exemple, l’adéquation avec la lumière de l’endroit où l’on est. Au début du cinéma, on était très conscient de ces contraintes. Etienne-Jules Marey avait monté un studio en extérieur, pour des questions de lumière. Je suis sensible aux contraintes que proposent ces techniques. Quand on travaille la vidéo, il n’y a pas cette idée de la pellicule. Le suicide des objets ou Haus sont des œuvres où l’on n’est pas dans une réflexion sur la photographie, mais sur le flux, le temps. Etre sensible à un mode de préhension du réel. Voilà sans doute ce que je tente.
Maëlle Dault: Tu poursuis un travail qui est étroitement lié aux questions de la reproductibilité des images. On le perçoit dans l’exposition à travers le passage d’un médium à un autre. En même temps, il y a une véritable immatérialité dans ton travail liée au médium de la vidéo. Comment envisages-tu ce passage entre matérialité et immatérialité de l’image, œuvre unique et multiple ?
J’ai souvent envisagé l’exposition comme quelque chose qui s’approche du visible. Durant un temps donné, j’investis un espace comme une maison au sens propre, une maison comme un lieu qui accueille, comme un espace qui rend visible. Dans la première phase de mon travail, je suis dans quelque chose qui est à la fois extrêmement concret, mais aussi très immatériel. L’exposition fait passer de choses immatérielles et invisibles à un autre statut. Pendant que je travaille, je suis avec des fils, des K7… Une fois dans l’exposition, ce travail est mis en jeu dans l’espace puis disparaît. D’autre part, il y a une façon de placer les oeuvres dans un univers où elles ont une valeur marchande. C’est une prise de position de présenter l’œuvre. Elle est présentée ici, ensuite elle disparaît ou elle peut très bien être présentée ailleurs de manière différente, elle n’est pas un « objet » unique. Par contre, la photo fige les choses, j’essaie de résoudre ce conflit entre oeuvre et objet, différemment.
Eric Corne: La notion du grain de l’image est importante dans ton œuvre, peux-tu en parler? L’entends-tu comme matérialité de l’image, comme surface tactile, où traverses-tu grâce à ce grain la matérialité des objets pour en révéler l’aspect sensible?
Oui, c’est important, mais je ne cherche pas à avoir une attitude romantique avec ça. Le grain, c’est la trace de quelque chose. Dans 3 x 36, aide mémoire, il n’y a pas de grain… Ce qui apparaît, c’est la trace du processus.
Maëlle Dault: Le silence et la lenteur sont souvent des principes qui se développent dans les pièces présentées dans ton exposition au Plateau. Est-ce qu’il est question d’envisager par ce biais avec le spectateur, la disponibilité du regard?
Je ne peux pas regarder et entendre en même temps avec la même intensité. Ce parti pris permet aux sens de se développer avec l’ensemble de leur potentiel. C’est un choix.
Eric Corne: Oui, dans le Catalogue de gestes, le silence est assourdissant. Peut-on parler d’image mouvement, dans ce sens compris de Bergson à Deleuze. Le temps dans l’image fixe détermine-t-il la mémoire? Ce travail de mémoire, ces coupes de temps sont-elles déterminantes?
Comment retranscrire les questions du temps, de l’image ? A partir du moment où on filme, on est dans la mémoire. C’est une grande frustration que j’ai eue en approchant le cinéma dans un rapport de vingt quatre images par seconde: les images se suivent de façon inéluctable, c’est comme un emprisonnement du regard. Dans 3 x 36 aide-mémoire, j’ai photographié avec une pellicule de trente six poses trois fois sur le même film puis refilmé de manière très lente. Ces photographies sont mises bout à bout… C’est trouver des trous à l’intérieur du temps de l’image pour aboutir à une autre forme de perception qui lutte avec le temps de l’image. Je ne peux pas saisir quelque chose qui arrive trop vite. C’est quelque chose de politique. Une façon de donner une lecture qui n’associe pas sens et rythme. Il n’y pas d’unicité de lecture, on propose des sens multiples, des choses intermédiaires. L’image est très piégeante en ce sens.
Eric Corne: Est-ce que tu peux nous parler du titre de l’exposition?
Le titre Haus/raus – aus est un titre en allemand. « Haus », signifie la maison, « raus », en langage familier « casse-toi » et « aus » désigne un mouvement vers le dehors. C’est quelque chose de contradictoire. On est à la fois dans le lieu, chez soi, on parle de sa propre expérience. On est en même temps exclu, amené à l’extérieur. On est entre les deux.
Maëlle Dault: Ton travail semble fouiller le réel. Tu passes d’un resserrement autour de la réalité à des écarts ou à une déréalisation pour mener à un retour vers plus de perception. Comment envisages-tu cette question du réel? Y a-t-il pour toi une nécessité à passer par ces différentes étapes?
Dans le cinéma, on est d’emblée dans le réel. Comment construire un langage, comment placer la caméra. L’histoire de l’art a transformé ces représentations, ce réalisme. Dans ma façon de penser je suis d’avantage proche de l’histoire de l’art que de l’histoire du cinéma. Il n’y a pas un réel, ce que je montre n’est pas le réel. C’est une position politique par rapport à l’image, car l’image tente de nous faire croire que c’est réel, ce n’est que de la mise en scène, du protocole. Ma tentative est de montrer ce dispositif, il y a la volonté de montrer la mise en scène. Le leurre est vite désamorcé c’est ce qui crée la distance. On n’existe qu’à partir du moment où on crée de la distance. On ne s’en sort que si on désaxe le regard. La situation de la France, si on la voit de l’extérieur, devient différente. Par exemple, la cité pavillonnaire, telle que je la filme dans Haus vue du dessus, ressemble à une maquette.
Eric Corne: C’est la question de l’ubiquité au Moyen Age, on ne donne pas un regard à voir, mais plusieurs points de vue. Alors quel serait ton rapport au cinéma ? Dans l’exposition, par exemple, je pense à Pierrot le fou, Providence et Blow up?
Le cinéma, est beaucoup trop fini pour moi, j’ai envie de le déstructurer. Le cinéma expérimental m’attire beaucoup plus. Il y a beaucoup de choses dans le cinéma, parfois il y a des moments magiques dans un plan qui me séduisent, mais il ne s’agit pas d’être dans la narration. La question du réel, la question du temps m’est posée. Le cinéma apporte des solutions aux choses. Indice Nikkei, a été réalisé à partir de tabloï;ds de la Bourse que l’on peut lire dans le journal, c’est très banal. Cela fait partie de nouveaux langages pseudo- scientifiques, en même temps ce n’est pas évident, c’est étranger. L’incidence du niveau de la bourse est folle, c’est quelque chose de dramatique. La position est d’avoir de l’humour là -dessus, c’est à la fois de la gravité et de l’ironie. Comment jouer ou ne pas jouer, la courbe est un écran. C’est une pureté graphique, une simple ligne.
Maëlle Dault: En même temps, avec la bande sonore, tu réintroduis de l’humain dans cette pièce, cette voix est toujours prête à faillir.
Il y a quelque chose de dérisoire devant l’étendue de l’implication réelle des choses. C’est l’impression du dérisoire.
Public: C’est poser une attitude graphique. C’est quelque chose d’abstrait mais en même temps des gens de toutes les cultures peuvent comprendre, cela traduit un sentiment.
Non, c’est la lecture de cette courbe qui devient un sentiment, la courbe est on ne peut plus neutre, quasiment scientifique. En même temps, ce sont des courbes exactes, la chanteuse chante juste, elle chante de façon exacte, comme si ces courbes étaient redessinées agrandies, il n’y a pas de sentimentalisme. C’est une proposition de distance.
Public: C’est vous qui avez choisi de peindre cette salle en rouge?
Oui, je l’ai choisi, ça pouvait être un cardiogramme, c’était pour introduire un doute sur la bourse. C’est un point chaud.
Public: Pouvez-vous parler de Zones Taboues, c’est une pièce à part dans l’exposition.
C’est un travail qui est en cours, comme tous les travaux que je fais. Je suis partie du livre de Desmond Morris, La Clé des gestes. Je suis partie de schémas qui étaient simplifiés. Au départ, je pensais introduire des mises en scènes filmées. J’ai finalement réalisé des photos où les personnes sont mises en scène. Cela crée une distance par rapport à l’objet.
Public: Dans ce travail, on pense à l’icône.
C’est aussi l’idée du négatif à partir du moment où on expose les zones qu’on touche. Si elles sont désignées, on ne peut pas les toucher. C’est l’effet du négatif et du positif, c’est le problème de la vision de l’image et du contact, la métaphore du mot « toucher ». C’est la limite. Le texte de Desmond Morris devient un projet artistique sans qu’il s’en rende compte.
Public: Sur 3 x 36 aide mémoire est-ce que vous aviez le souvenir de ce qui avait été pris avant?
C’est un mélange des deux: hasard et souvenirs. C’est un jeu de technicité, c’est la même pellicule imprimée trois fois.
Public: En regardant A louer, j’ai pensé à une mise en abîme du lieu, l’architecture qui est photographiée ressemble à celle du Plateau.
Ce sont des bureaux témoins photographiés sur la Friedrich Strasse à Berlin. Où il y avait de nombreux chantiers avec des espaces achevés et des espaces non achevés. Une entreprise proposait de s’équiper avec ce matériel. Effectivement, ce sont des photos qui parlent d’une certaine standardisation. D’où le fait d’avoir le sentiment de reconnaître dans ces photographies l’espace ou l’architecture du Plateau.
Maëlle Dault: On pense aussi à la maquette en regardant ces photos et au travail de Thomas Demand : les lieux sont tellement archétypal et parfait… On pense aussi tout simplement à l’architecture du Plateau…
La dernière photo, j’aurais effectivement pu la prendre au Plateau, quand il était en travaux. C’est une architecture uniforme.
Public: Est-ce que vous aviez conscience du rapport au lieu?
Oui, évidemment. J’ai aussi envisagé ce travail en fonction de ce lieu. Je connais l’histoire du Plateau. Je sais que ce lieu aurait pu être destiné à être un supermarché. Ce sont des bâtiments Bouygues. Ce sont des modules.
Public: Comment avez-vous travaillé sur le
C’est un travail que j’ai commencé il y a plusieurs années. Je l’ai présenté de façons différentes. Ici, c’est une présentation d’une version super 8. Il y a des présentations avec deux ou quatre images filmées simultanément. Dans ce catalogue, il y a plus de cent gestes. A chaque fois, je les montre de façons différentes selon le lieu.
Public: Est-ce que vous établissez une échelle du réel?
Je n’ai pas cette vision de l’objectivité. Il n’y pas de rapport symbolique ou de signification, le calage d’une histoire et d’une image me dérange. Je souhaite plutôt me placer dans l’interstice, je voudrais me situer en amont ou en aval.