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My Winnipeg

Des images de Winnipeg, des photographies de la ville, des photographies d’hier et d’aujourd’hui, des images et des œuvres traversées par les rêves, par la réalité aussi — la réalité de cette ville souvent recouverte par la neige et prise dans les glaces — traversées par les fantômes et les fantasmes qui peuplent ses habitants, par un imaginaire habité par les loups de la plaine, les ours, les chasseurs, les esprits, par l’histoire sociale et politique, l’hiver glacé ou les flammes, «My Winnipeg» est un dédale d’images, de montages, de peintures, d’installations et de films qui tous restituent l’âme de la ville à travers la féconde création artistique qu’elle a pu enfanter.

La ville de Winnipeg, au cœur des vastes plaines du centre du Canada, à la confluence des fleuves Red River et Assiniboine, cette ville capitale de la Province de Manitoba, dont le nom signifie «eaux boueuses» en langue crie, est le centre de gravité de l’exposition.
Autour gravitent les œuvres des innombrables artistes, singuliers ou bien travaillant collectivement — comme le collectif d’artistes Royal Art Lodge ou General Idea —, des artistes plasticiens ou encore, cinéastes, comme Guy Maddin, connus et reconnus par le monde de l’art ou bien d’une notoriété encore locale et qui partagent un lien intime avec le lieu dont ils sont souvent natifs.

L’originalité de l’exposition réside dans le fait de réunir des œuvres non autour d’une problématique particulière ou d’un thème, mais autour d’une géographie qui met évidence la singularité de cette ville du Canada surnommée la «Chicago du Nord» — autrefois haut lieu du spiritisme —, de sa culture liée à ses origines, liée à ses métissages, à ses échanges, à sa météorologie, à ses peuples autochtones comme: cri, assiniboine, ojibwé, entre autres, et aux populations migrantes: ukrainiens, russes, islandais, mennonites, italiens, grecs, polonais, chinois.
Les œuvres, dans leurs dialogues et par l’intelligence de leur présentation, montrent en quoi c’est bien de la géographie que naît l’histoire, que c’est bien du lieu et de ceux qui l’habitent que naissent les histoires.

Loin de l’uniformité que produit la globalisation et des sentiers battus du monde de l’art, «My Winnipeg» propose de découvrir des œuvres à la fois ancrées dans une culture locale et investissant pour autant les formes actuelles de la création artistique, en faisant découvrir des artistes souvent peu connus ou inconnus en France.
Conjugaison savante de ce qui de l’art émane de l’intime tout en partageant avec le monde une universalité, «un point de vue exclusif», mais «qui ouvre le plus d’horizons», pour reprendre les termes que Baudelaire attribue à la critique.

De There’s no place like home (Rien ne vaut son chez soi) où Sigrid Dahle, commissaire de cette section de l’exposition, mêle sans distinction œuvres, cartes postales, documents d’archives, photographies, souvenirs dans un véritable «montrage», pour emprunter le terme à Jean-Jacques Lebel, à On the Banks of the Red River de Marcel Dzama, diorama où des chasseurs, fusils levés, abattent des oiseaux rouges et autres animaux en présence de têtes décapitées sanguinolentes dans une scène étrange et fantastique; de l’installation de Kent Monkman, The Collapsing of Time and Space in an Ever-expanding Universe où l’alter ego androgyne de l’artiste, mannequin grandeur nature contemple en pleurant, assis devant la fenêtre, un paysage peint, tandis que dans la chambre bourgeoise et vieillotte qui l’environne rôde un loup pendant qu’un castor ronge le pied d’un meuble et que deux corbeaux perchés sur une branche contemplent la scène, à la série de photographies de William Eakin, Reunion composée de prises de vue de portraits funéraires ornant les tombes d’un cimetière vénitien, images altérées par l’érosion de l’émail, jusqu’aux superbes images syncopées de My Winnipeg, film de Guy Maddin, auquel est emprunté le titre de l’exposition, ce qui trouble, c’est une double familiarité qui cohabite avec la sensation d’exotisme: familiarité avec les œuvres qui font écho à des œuvres plus proches de nous et familiarité avec les thèmes ou le sens qu’elles développent.

Comment ne pas penser, en voyant les images altérées de William Eakin, à l’œuvre d’Alain Fleisher, comment ne pas se remémorer, en voyant l’imposant environnement de Kent Monkman, non seulement aux environnements d’Edward Kienholz, mais aussi aux plans les plus effrayants de Psychose d’Alfred Hitchcock, où la mère du héros assise, nous tournant le dos, pivote et nous laisse découvrir son visage décomposé de cadavre?

Les œuvres sont hantées d’images, de films, d’imaginaire, de contes, d’art populaire. C’est probablement ce qui fait la force de cette exposition: les strates de références qui en émanent et le sens qui la traverse, un sens lié fortement à la mémoire, à la mémoire du lieu, avant tout, de la ville, mais aussi de ses fantômes, aussi à une mémoire collective, à des réminiscences, à des imaginaires familiers de l’inquiétante étrangeté avec souvent la mort en filigrane.

Une nostalgie particulière se propage tout au long du parcours, au son des images, à la vue des œuvres, comme une mélancolie, peut-être celle des paysages des grandes plaines du nord qui environnent Winnipeg. Cette mélancolie qui cherche à donner présence à ce qui n’est déjà plus, à maintenir en survie les réminiscences de ce qui s’éloigne, c’est elle, qui, de façon si touchante, traverse My Winnipeg de Guy Maddin, épigone de l’exposition. Investissant une écriture qui oscille entre cinéma expérimental et film de narration, entre cinéma d’amateur et cinéma d’auteur, entre autobiographie et onirisme, liant savamment l’art du montage et des surimpressions, le film de Guy Maddin est un film d’amour adressé à Winnipeg en même temps qu’à sa propre enfance, un film d’amour dont les images sont hantées par le cinéma expressionniste et par toute l’histoire du cinéma, d’Eisenstein à Dziga Vertov, de Murnoe à Dreyer, de Fritz Lang à Victor Sjöstrom. D’où la force de ces images, et parmi elles, comment oublier l’image de ces chevaux plongés dans la rivière glacée pour fuir un incendie, pris dans la glace, gelés, comme un arrêt sur image de leur dernier hennissement?

C’est cette histoire du cinéma que l’on retrouve dans Hauntings (images obsédantes), magnifique installation de onze écrans, où défilent en boucle des images reconstituées des origines du cinéma, de ses grands mythes, à l’ombre d’un imposant silence. Par cette symphonie visuelle, Guy Maddin cherche à redonner vie à onze films réputés perdus, inachevés ou abandonnés, de réalisateurs importants. «Le cinéma est un medium hanté. Un film peut faire apparaître devant nos yeux des fantômes venus de l’au-delà […]. Mais quand un film est perdu comme l’ont été tant de films de l’histoire du cinéma, il est deux fois hanté».

Forte et hantée est aussi l’œuvre de Sarah Anne Johnson House on Fire réunissant une maison de poupée dont sortent des flammes, des petites sculptures en bronze, des photos de famille, des articles de journaux retravaillés au crayon et à la peinture. C’est la souffrance psychique de sa grand-mère à laquelle l’artiste cherche à donner forme, elle qui avait servi de cobaye, à son insu, pour des expériences financées par la CIA sur les méthodes de contrôle et de «lavage» du cerveau, dans les années 1950-60.

Plus loin, dans une optique d’archivage et dans une forme d’art conceptuel, Rob Kovitz propose une installation à partir de fragments de textes et d’images constituant le «livre de métaphores de la pêche et de la glace» à Gimli — pêche à travers un trou pratiqué dans la glace —, au son d’un monologue intérieur.

Quant à Winnie l’ourson — Winnie, personnage légendaire de Winnipeg —, il figure dans les dioramas de Diana Thorneycroft où l’artiste crée des scènes, puis les photographies, en brassant avec humour et dérision les emblèmes de l’identité nationale canadienne.
Parmi les œuvres qui jouent subtilement avec la culture du lieu, son habitus, mais aussi avec la nature, The Helmet de Aganetha Dyck est un étrange vestige: un casque de joueur de hockey devenu ruche. Les abeilles auxquelles l’artiste s’intéresse depuis une vingtaine d’années participent ainsi à l’élaboration de son œuvre.

Une section «souterraine» de l’exposition intitulée «Winter kept us warm» (L’hiver nous tenait chaud), dont le commissaire est Noam Gonick est, quant à elle, consacrée à un Winnipeg nocturne, celui du désir, de l’érotisme, des fantasmes.

Winnipeg est un lieu «plein de rien, selon Sarah Anne Johnson, et le rien est plein de possible». C’est la focalisation sur un lieu particulier du monde perdu entre les plaines aux hivers si rudes et son lien avec le monde, c’est la culture métissée de ce lieu oscillant entre mélancolie et modernité et qui traverse la constellation des œuvres présentées qui produisent ensemble la singularité et la force e cette exposition.
Loin d’une cartographie d’un tourisme consumériste, «My Winnipeg» confirme que l’art s’enracine bien dans le local, tire sa sève du lieu, de l’identité du lieu, mais toujours en en transcendant les limites et en transgressant ses frontières, loin de tout identitarisme. «Rien n’aura eu lieu que le lieu, écrivait Stéphane Mallarmé, excepté peut-être une constellation».

«My Winnipeg» est la première exposition d’une série que la Maison Rouge va consacrer à chaque fois à une ville, lieu d’une scène artistique peu connue. Les commissaires pour cette exposition sont Paula Aisemberg, Hervé Di Rosa, Anthony Kiendl. L’exposition est prévue itinérante.

Artistes
Ed Ackerman, K.C. Adams, Sharon Alward, C. Graham Amundson, Louis Bako, Daniel Barrow, Jackson Beardy, H. Eric Bergman, Eleanor Bond, Shary Boyle, Joanne Bristol, AA Bronson, Paul Butler, Shawna Dempsey / Lorri Millan, Dan Donaldson, Michael Dumontier, Aganetha Dyck, Marcel Dzama, William Eakin, Cliff Eyland, Ivan Eyre, Erica Eyres, Neil Farber, Rosalie Favell, Christine Fellows, Karel Funk, Jeff Funnell, Tim Gardner, General Idea, Larry Glawson, Noam Gonick, Gilles Hébert, Robert Houle, Simon Hughes, Imagetaker, Alex Janvier, Sarah Anne Johnson, Krisjanis Kaktins-Gorsline, Wanda Koop, Jake Kosciuk, Bob Kovitz, Guy Maddin, Kavavaow Mannomee, Bonnie Marin, Doug Melnyk, Bernie Miller, Kent Monkman, Shaun Morin / The Slomotion, Darryl Nepinak, Daphné Odjig, Robert Pasternak, Linda Pearce, Hope Peterson, Alex Poruchnyk & Vern Hume, Don Proch, Jon Pylypchuk, Carl Ray, Paul Robles, Mélanie Rocan, Royal Art Lodge, Colleen Simard, Craig Alun Smith, Kevin B. C. Stafford, Diana Thorneycroft Andrew Valko, Jordan Van Sewell, Andrew Wall, Esther Warkov, Gord Wilding, Adrian Williams, Richard Williams, Sharron Zenith Corne