Bettie Nin. Morgane, ton exposition au Crac Languedoc-Roussillon: «Swing’nd Roll & Bubbles», fait écho à certains de tes travaux antérieurs, comme les Running Bond et Block/block, car elle questionne l’architecture et l’habitat. Pourquoi ce thème te fascine?
Morgane Tschiember. En fait, ce sont d’abord les matériaux qui me fascinent. Je travaille sur la qualité intrinsèque des matériaux, sur leur capacité à se plier, à se tordre, à s’effriter. Je me situe un peu entre un Michael Asher et un Paul Thek, dans un travail de minimalisme conceptuel qui rend visible le système de construction des pièces.
Block, par exemple, est un bitume crunchy que j’ai inventé, un bitume très léger, expansé. J’ai toujours pensé que la route et le mur étaient mariés, et que la route était un mur tombé au sol. J’ai donc construit différents murs: parpaings bruts avec des mortiers colorés, et j’ai également réalisé des routes composées de ce bitume crunchy.
Si mon travail est en lien avec l’architecture, c’est que mes pièces dialoguent avec les lieux qui les accueillent.
Dans cette exposition, au Crac de Sète, j’ai crée trois double mouvements. Un premier mouvement du regard au travers des trois salles: de Swing à Block. Le regard est d’abord amené vers le haut avec Swing, puis dans la seconde salle, il descend à hauteur de vue avec Roll, puis le regard finit ras le sol avec Bubbles.
Il y a aussi un second mouvement lié aux différents rapports mis en place. Ainsi, Swing est en lien avec l’architecture de la grande salle. Les tôles de métal prennent appui sur les murs et jouent avec l’espace. Avec Roll, c’est un rapport de force, et plus particulièrement de frottement entre les rouleaux eux-mêmes et, plus particulièrement, entre les deux peintures déposées qui s’opposent, puisque j’ai utilisé de la peinture à l’huile et de l’acrylique, qui ne sont pas compatibles. Avec Bubbles, c’est un rapport de matière, et encore de force, de mon souffle qui déforme le verre contre les pièces en béton.
Dans mon travail, tout n’est qu’une question de rapports: rapports de lumière, rapports de force, rapports de matière, rapports de peinture, etc.
D’autre part, le vide fait partie intégrante de mes pièces. Il y a un rythme de vide et de plein dans Swing où ni l’un ni l’autre ne domine. Dans Bubbles, mon souffle a crée de l’espace. Il y a aussi des vides dans les éléments en béton, ainsi que dans le socle lui-même. L’air circule également dans les pièces et entre les trames du sol. Et Roll sont des rouleaux avec un vide intérieur.
Peux-tu justement parler de Roll?
Morgane Tschiember. Pour la création de mes pièces en métal, comme par exemple mes Irons Maidens, j’utilise une machine qui se nomme «une rouleuse plieuse» afin de pouvoir courber mes tôles. Cette machine est pour moi comme un ready-made. Elle est composée de deux rouleaux entre lesquels je glisse des tôles. J’avais envie d’utiliser cet objet. J’ai donc dessiné avec un designer une sorte de rouleuse. Mais cette fois-ci, bien qu’elle fasse un clin d’oeil à la pièce Swing, je n’y ai pas glissé une tôle de métal, mais de la peinture. Chaque fois c’est la même chose: rien n’existe au départ, je crée tout le système, de A à Z.
Dans Roll, ces rouleaux, que j’appelle «Maître et Esclave», sont recouverts, d’un côté, de peinture à l’huile et, de l’autre, de peinture à l’eau. Ce qui m’intéresse c’est d’éprouver les qualités premières de la peinture: la couleur, la matière, etc., en opposant huile et acrylique. Bien sûr, ces matières ne se sont pas mariées et n’ont pas formé une troisième couleur.
Roll montre des oppositions. Et aussi un mouvement: celui du frottement des rouleaux contre l’autre. Surtout, j’ai essayé une autre façon de peindre tout en mettant celle-ci en danger.
Tu dis travailler de manière empirique, au moins pour l’assemblage final, mais comment te vient la première idée de l’œuvre?
Morgane Tschiember. Je travaille de manière empirique dès le départ. Pour Bubbles, par exemple, j’avais envie de travailler le verre. Je voulais confronter le verre d’une vitre, minimal conceptuel, et le verre liquide en magma, en fusion, toujours malléable. Et, bien sûr, comme mon procédé est empirique, mon idée a évolué pendant la réalisation. Mon œuvre a dévié vers une mise en rapport des éléments architecturaux que sont le béton, le verre et le métal.
J’avais aussi préparé des volumes en bois que je n’ai pas pu présenter cette fois, mais qui m’intéressent beaucoup car, en soufflant les bulles de verre sur ces pièces de bois pour leur donner une forme, le bois s’est retrouvé brûlé et donc marqué par le verre en fusion.
Ne rien cacher, et révéler tous les systèmes de fabrication, voilà mon leitmotiv. C’est le cas aussi avec les Unspecifics Spaces, aux soudures apparentes.
Tes œuvres sont des hybrides entre éléments d’architecture, sculptures et peintures. Comment les définis-tu?
Morgane Tschiember. Je me dis que c’est peut-être à un critique d’art de trouver, un jour, un terme pour les définir. Les titres de mes pièces sont d’ailleurs souvent nés d’un dialogue avec un critique, un journaliste, un artiste, ou un historien. Le titre: «Swing’nd Roll and Bubbles», par exemple, est issu d’une discussion avec le critique Jean-Charles Agboton Jumeau.
Mais, pour en revenir à mes pièces, je ne peins jamais sur de la toile et, pourtant, j’utilise de la peinture. Est-ce qu’on doit parler de peinture? Ou de volumes, de sculptures? Doit-on parler d’architecture ou d’autre chose?
A dire vrai, ce n’est ni de la peinture ni de la sculpture. Ou peut-être est-ce les deux à la fois. Mais cela ne définit pas mes œuvres.
Le compositeur Arnold Schönberg trouvait parfois la raison du pourquoi 5 ans après avoir écrit une partition. Les définitions arrivent dans mon travail souvent après que les œuvres soient finies. Car mon travail, je le répète, est empirique: jusqu’au dernier moment, tout peux basculer.
Dans tes séries Iron Maiden et Broadsheet, la couleur était exploitée pour son pouvoir nucléaire, totalement explosif. Quel est ton rapport à la couleur?
Morgane Tschiember. Je suis une inconditionnelle de la couleur. Et, une fois de plus, je l’utilise pour ce qu’elle est intrinsèquement, pour ses qualités. Je ne suis pas du tout dans la gestuelle de peindre, je laisse la couleur me guider.
Pour les Roll, en opposant la peinture à l’huile à la peinture à l’eau, j’attendais que ces deux matières me prouvent leurs différences: une brillante, l’autre mate, une glissant sur l’autre, une absorbant l’autre, etc.
J’ai bien sûr appris à peindre, et j’aime cette matière, mais j’essaie de remettre sans cesse en cause les statuts de la peinture et ses conventions. Et surtout, je cherche à trouver une forme qui n’appartienne qu’à moi.
Tu n’hésites pas à faire appel à des prestataires pour réaliser tes pièces. Où places-tu le geste artistique s’il n’est pas dans le faire?
Morgane Tschiember. Ce n’est pas tout à fait vrai car je garde toujours le plaisir de faire. Quand je fais des soudures apparentes par exemple, c’est moi qui soude. Pour les Blocks, j’ai inventé moi-même cette matière crunchy.
Quand je fais appel à une entreprise, c’est simplement, qu’à l’échelle de mon corps, je ne peux pas réaliser ou porter la pièce. Mais, dès que je le peux, je fais tout moi-même. Pour Swing, j’ai même construit avec 2 assistantes des cabines de peinture de 20 mètres de long dans mon atelier d’Aubervilliers!
Te sens-tu des affinités avec des minimalistes comme Sol LeWitt, et avec le célèbre principe de l’architecte Mies van der Rohe «Less is more» («Moins c’est plus»)?
Morgane Tschiember. Je cherche effectivement à épurer au maximum mes formes, à ne pas trop en rajouter et à ce que les matériaux parlent d’eux-mêmes. Comme dit Robert Morris, «simplicité de forme ne signifie pas nécessairement simplicité de l’expérience». J’aime les minimalistes mais ils avaient tendance à tout lisser. Moi j’aime montrer comment les pièces sont fabriquées, construites, et j’aime rendre visible ce qui n’est pas montrable.
Ton travail évolue sans cesse, mais le fil directeur depuis 10 ans est le rapport avec l’espace qui t’accueille.
Morgane Tschiember. En effet. J’aime faire honneur au lieu d’exposition car il est pour moi comme un écrin. J’aime aussi m’appuyer sur ces espaces d’accueil parce que l’architecture me donne des dimensions et une échelle.
Ici, au Crac de Sète, il y a 9 mètres de hauteur sous plafond alors que mon exposition précédente était dans un centre d’art tout petit, avec des boiseries. Forcément, j’ai dû travailler différemment. Et puis cela me plaît de faire une pièce pour un espace précis qui ne pourra pas être déplacée ailleurs.