Michelle Debat: La première fois que j’ai découvert votre travail de chorégraphe, ce fut à l’occasion de la programmation de Montage for Three (2009) lors des rencontres chorégraphiques de Bobigny. Alors que je travaillais depuis déjà longtemps sur le frottement entre les arts et notamment entre mes deux axes de recherche, photographie et danse, j’ai été frappée par cette interaction mais aussi ce paradoxe entre images photographiques et corps en «faux-mouvement», comme si la fixité des premières et le mouvement des seconds échangeaient leur propre spécificité grâce à l’espace temps inhérent à la scène.
Quel est le rôle de la scène dans cette interaction entre fixité et mobilité?
Daniel Linehan: Dans Montage For Three, j’étais intéressé par le fait de disposer l’une contre l’autre deux formes opposées: le corps humain vivant, mouvant, et la fixité du cliché photographique. Je voulais voir quelles tensions, ou harmonies, pouvaient surgir si je les plaçais ainsi. Je voulais que le corps soit un lieu pour la mémoire ; non une mémoire nostalgique où se dérobe la présence de quelque chose mais une mémoire active qui incorpore ce qui est absent. Nous, les deux danseurs, visions à adopter le même rôle que celui des photographies. Nous sommes donc devenus ce qui active la mémoire et l’imaginaire de l’auditoire.
La scène est le lieu pour des formes d’art fondées tant sur le temps que le processus et il me semble qu’elle est la place appropriée pour explorer ces enjeux qui renvoient à ceux mêmes de la mémoire…comment nous nous souvenons de la nôtre, privée et personnelle mais aussi de celle qui a trait à la mémoire collective, culturelle.
Dans cette performance, les événements sont radicalement immobiles – tant les gestes figés des danseurs que les images fixes photographiques – et, peut-être, que les véritables mouvements surviennent dans l’esprit des membres de l’auditoire. C’est dans la tête du public que la mémoire se trouve activée et que les rapports entre les images prennent forme.
Michelle Debat: Vous avez choisi de projeter des photographies dont beaucoup sont des figures tutélaires de l’histoire de la photographie (H. Cartier Bresson, D. Lange, R. Doisneau, R. Mapplethorpe…), mais sans leur faire jouer le rôle de diaporama décoratif. Et c’est précisément la force me semble-t-il d’un travail chorégraphique qui semble partir de l’image comme inducteur du mouvement et non d’une énergie interne au corps.
Pourquoi avez-vous choisi de partir d’images photographiques?
Comment le visuel pour vous intervient-il dans vos postures, gestes, sans qu’il soit ressenti comme modèle?
Quelle est la part de cet écart entre un modèle et son «interprétation» dans votre processus créatif de chorégraphe dès lors que l’on pourrait penser que la danse comme l’architecture ne sont pas des arts dépendants d’une imitation?
Quel est le statut de l’image photographie dans cette pièce? Un modèle à transgresser, un inducteur de récit à venir? Un outil de pensée? Un objet transitionnel?
Daniel Linehan: Ce que vous dites est vrai, dans cette œuvre les images photographiques jouent un rôle moteur: elles déclenchent et conditionnent le mouvement des danseurs. J’ai voulu les utiliser comme source de matériel chorégraphique parce que j’étais intéressé, non seulement par la signification de certaines images mais aussi pour saisir comment le sens est généré entre deux images différentes, ainsi qu’entre le danseur et l’image. En un sens, nous cherchons à être très précis en regard de notre imitation de la personne figurant dans l’image mais elle s’en écarte toujours sur plusieurs points — nous ne portons pas les mêmes vêtements et n’appartenons pas au même contexte historique, nous pouvons ne pas avoir le même âge non plus que le même sexe ou n’être pas de la même race. Je crois que cette frontière irréductible entre les danseurs et les photographies est l’un des éléments déterminants qui maintiennent ceux-ci en mouvement.
Quand nous exécutons cette œuvre, nous cherchons vraiment à maintenir l’information visuelle de la photographie en tête. Nous ne désignons pas l’émotion vécue par la personne figurant dans la photographie mais nous visualisons celle-ci ; et nous nous permettons d’être atteints, émus par la tonalité et l’humeur qui en émanent. Nous cherchons simplement à incorporer notre sentiment induit par la photographie de la manière la plus juste possible.
Michelle Debat: En exergue à votre pièce, sont proposées des réflexions que vous introduisez comme avant-propos de votre chorégraphie telles que «sa plus grande ambition était de produire une œuvre consistant entièrement de citations. Mon seul but était d’être anonyme».
Quel est le sens que vous attribuez à «anonyme» dans la mesure où vous signez votre chorégraphie?
De plus vous n’utilisez pas des photographies non figuratives pourquoi?
Daniel Linehan: Au moment de la performance, nous tentons de nous imaginer comme des êtres complètement anonymes, des corps vides, susceptibles d’adopter gestes et expressions d’une diversité de figures publiques connues mais aussi ceux de modèles photographiques qui ne le sont pas. Bien sûr, cette ambition d’un anonymat complet est chimérique et nos corps ne sont jamais vides; ils portent toujours les traces de notre propre histoire. Concevoir pourtant la possibilité de cet anonymat m’a permis d’envisager différemment mon travail chorégraphique. Plutôt que de tabler sur ma propre histoire corporelle, et sur mes apprentissages techniques en danse, je m’autorise maintenant à puiser hors de moi du matériel chorégraphique dont ces images d’autres corps.
Michelle Debat: Vous écrivez par la suite «Je ne peux plus penser ce que je veux penser. Mes pensées ont été remplacées par des images en mouvement». À quelles images en mouvement faites-vous référence? Celles projetées ou celles que votre corps et celui de la danseuse inventent à leur tour?
Daniel Linehan: Cette phrase est de Georges Duhamel et je crois qu’il faisait référence au cinéma — plus précisément à l’idée que sa capacité de penser pouvait se trouver anéantie par le flux des images. Quand je me suis approprié cette citation et que je l’ai utilisée durant la performance, je ne faisais pas allusion qu’au cinéma mais, plus généralement, au pouvoir médiateur des images. Une image qui est puissante, choquante ou bouleversante, peut s’imprimer dans l’esprit et rompre le cours de notre réflexion sur le plan linguistique. Je dirais donc, en ce qui me concerne, que cette citation renvoie aux images projetées.
Michelle Debat: Dans ce travail entre déconstruction/ reconstruction, il y a un rythme particulier qui s’instaure dans les jeux d’écarts, de manques, d’ajouts, d’interprétation qui ne peut pas se réduire à l’idée d’une simple transposition d’un médium (photographique) à un autre (danse)? Il ne semble pas qu’il y ait simplement déplacement d’un «langage» artistique vers un autre mais plutôt un appel au spectateur à produire lui-même un nouveau sens dans ces allers-retours entre image photographique et image chorégraphique. Est-ce que cet intérêt pour la place non seulement du spectateur, mais du regardeur est important dans votre travail de chorégraphe ?
Daniel Linehan: Oui, je suis très intéressé à rendre actif le regardeur. Il ne s’agit pas d’une performance où l’auditoire peut simplement s’asseoir et jouir du spectacle. Plusieurs mouvements sont au contraire exigés de sa part. Ceux qui y assistent doivent en effet mobiliser leur attention, comparer puis mesurer la distance entre danseurs et photographies. Bien que celles-ci soient la source d’inspiration pour la chorégraphie, la performance n’adopte cependant pas qu’une direction. Elle tient bien plutôt dans une mise en relation. Les spectateurs doivent sans cesse effectuer un va-et-vient entre l’image et la danse.
Michelle Debat: Lorsque vous nous annoncez «mes histoires sont une manière de fermer les yeux. Pour bien voir une photographie, le mieux est de regarder ailleurs ou de fermer vos yeux», est-ce que votre travail a à voir avec une remémoration, à un besoin de faire «revivre » ces images photographiques? Quel est le rôle de la mémoire que vous attribuez aux danseurs et aux spectateurs?
Daniel Linehan: En ce qui concerne cette performance, je me suis posé la question de «comment rendre présent ce qui est absent». La majorité des photographies nous offre les images de personnes qui ne sont plus présentes et il est, de toute évidence, impossible de leur rendre cette existence. En prenant pour source matérielle des photos, il nous a pourtant semblé que nos corps pouvaient en rendre prégnants certains aspects. Non pas la présence du corps spécifique des sujets photographiés, pas plus que celle de leur situation historique ou de leurs vêtements mais celle de leurs gestes, de leurs expressions, de leurs positions en regard de la caméra au moment où ils étaient photographiés. En tant que danseurs, nous nous souvenons en incorporant, du mieux possible, l’image que présente la photographie. Les photographies représentent une forme mécanique de ressouvenir, un moyen de confirmer sa propre mémoire. Je voulais que le corps, aussi, soit un lieu pour la mémoire.
La performance joue ainsi avec la mémoire par l’auditoire du déroulé des événements. Les images ne sont pas, en général, présentées simultanément avec notre imitation de celles-ci mais plutôt, délai inscrit dans la composition, à leur suite. Les images font donc office de référence non seulement pour les individus, et des évènements, se situant à l’extérieur du théâtre mais bien pour la performance elle-même. Les spectateurs voient les images et se ressouviennent des corps qui, peu avant, avaient imité ceux qui y figuraient.
(Une idée m’a aussi traversé l’esprit: se souvenir est un processus marqué par l’incertitude, créant des connexions fictives. Chris Marker: «Se souvenir… n’est pas l’opposé d’oublier, mais sa doublure. Nous ne nous souvenons pas. Nous réécrivons notre mémoire, tout comme l’histoire se réécrit».)
Michelle Debat: Est-ce que vous avez travaillé «en aveugle» comme certains photographes le font parfois pour se détacher d’une représentation mimétique et s’obliger à regarder autrement le réel photographié?
Daniel Linehan: Je ne suis pas sûr si c’est ce que vous avez en tête mais, au cours de la performance, nous nous retrouvons toujours à travailler «à l’aveugle» dans la mesure où nous incorporons chacune des images apparaissant sur scène. Au cours du processus de création, nous n’étions pas aveugles dans la mesure où nous regardions intensément les photographies, tentant d’en saisir intimement le plus infime détail, tant sur le plan gestuel que sur celui de l’expression. Pendant la performance, toutefois, je n’ai pas le temps de songer à chaque détail. J’essaie de me ressouvenir, en imagination, de la photographie mais ma mémoire visuelle est partielle ; je dois aussi compter sur ma mémoire musculaire afin d’accomplir le geste juste.
Michelle Debat: Comment pour vous, le corps réagit-il à une image? Pourquoi avoir choisi l’image fixe comme inducteur du mouvement? Est-ce qu’il y a de votre part, en tant que danseur, une volonté de questionner le sens d’une image photographique qui sans légende ne dit rien du contexte de sa prise de vue? Est-ce que vous vous réappropriez l’image photographique justement parce que c’est une image «muette»? Et si oui, dans quel but?
Daniel Linehan: Les images photographiques drainent une multitude de significations. On ne peut prétendre en saisir le sens définitif puisque plusieurs interprétations sont toujours possibles. Ceci dit, les photographies invitent toujours les spectateurs à leur imaginer un titre, à leur associer une très courte histoire, du moins une situation. Je crois d’ailleurs que c’est une des raisons pour lesquelles j’ai voulu faire se rencontrer danse et photographie car il est souvent très difficile de faire intervenir le sens en danse. Si je prends pour exemple ma propre formation, le corps y était souvent traité de manière particulièrement abstraite, en termes de lignes et volumes, ou selon les schèmes, mécaniques, du corps en mouvement. Or je ne crois pas qu’il y ait rien d’universel à traiter le corps de manière si abstraite. Je crois que cette manière de faire tient aux conventions propres à la danse occidentale contemporaine. Je crois que le corps, en fait, est toujours porteur d’une grande polysémie. On n’a qu’à penser à tout ce qui se trouve à transiter sur le plan de la communication par le relais du langage corporel ou d’un geste. En prenant les portraits photographiques comme matériel chorégraphique, j’étais à même d’offrir des gestes signifiants aux corps des danseurs. Je voulais inviter l’auditoire à imaginer une légende pour l’action des danseurs, les inciter à concevoir des situations qui rendraient compte de ce en quoi nous nous se trouvions possiblement engagés.
Michelle Debat: Quel est le rapport à la pose, à l’arrêt sur image mais aussi au récit que vous entretenez dans la construction de votre chorégraphie?
Daniel Linehan: Un nombre impressionnant de chorégraphies traitent du flux et de la continuité alors que je voulais en composer une avec des séquences qui puissent être isolées. C’est pourquoi j’ai choisi la pose comme matériel chorégraphique. Au contraire des projections vidéo, bien sûr, les danseurs ne peuvent se déplacer instantanément vers une autre image, il nous faut bouger entre les différentes poses. Durant presque toute la performance, le mouvement entre les poses est cependant secondaire; nous n’effectuons que la transition la plus efficace pour passer de l’une à l’autre. Vers la fin de l’œuvre, toutefois, dans les sections intitulées «Deuils» et «Mémoire et oubli», j’ai commencé à réfléchir davantage à ces moments oubliés précédant ou suivant la prise photographique. L’accent se trouve alors mis sur ces mouvements de transition, de l’entre-deux, de manière telle à ce qu’ils prennent le pas dans la chorégraphie.
Michelle Debat: On a parfois l’impression que les corps des danseurs «sortent» de l’image, comme l’invention d’une suite d’images animées? Est-ce que pour vous «vous ouvrez l’image photographique», vous la libérez d’une signification ou vous lui attribuez une autre signification? Ou s’agit-il simplement d’une évocation photographique à partir de laquelle vous inventez d’autres «histoires»? Et oui, lesquelles?
Daniel Linehan: Tel que mentionné auparavant, l’une des raisons pour lesquelles j’ai voulu apparier la danse à la photographie était que je désirais que mouvements et gestes en danse génèrent un sens plus spécifique que ce qui est, en général, le cas. Dans cette performance, la signification du geste corporel est de fait souvent liée à la photographie dont il fut inspiré. Ceci dit, ultimement, j’ai aussi voulu que le sens du geste dansé prenne ses distances avec sa source photographique. Si vous considérez l’évolution de la performance, les danseurs sont d’abord très associés aux photographies alors que, vers sa fin, il n’y a plus de photographie, seule demeure sur scène la gestuelle du corps vivant.
La chorégraphie a pour but la juxtaposition de significations plutôt que le récit d’une histoire. Chaque photographie ou chaque geste peut raconter une courte histoire mais la liaison d’une image à l’autre n’est pas de l’ordre de la narration. Elle vise la création de rapprochements et d’oppositions sur le plan du sens. Par exemple, dans la section «Jeunesse», on trouve une succession de portraits de jeunes modèles mais ils n’incarnent absolument pas de la même façon l’idée de jeunesse. Quelques-uns sont sûrs d’eux alors que d’autres sont timides; il en est qui démontrent une grâce naturelle tandis que certains s’efforcent en vain à paraître sexy; on en voit qui demeurent enfants au contraire de ceux qui se montrent pleinement adultes. Deux danseurs, eux-mêmes dans la vingtaine, complexifient encore davantage la définition de ce que l’on entend par jeunesse tandis qu’ils incarnent les gestes apparaissant dans les photographies. Il existe une myriade de possibilités contradictoires quant à savoir ce que cela peut signifier d’avoir un corps jeune ou d’effectuer un geste qui manifesterait la jeunesse. Ce sont justement ces types de contradictions qui m’intéressent.
Michelle Debat: Quel est le sens des titres de vos 5 parties : Histoire et violence, Mouvement, Portrait, Jeunesse, Nécrologie, Mémoire?
Daniel Linehan: J’ai choisi des photographies sur la base de thèmes spécifiques. La performance est composée de différentes sections, chacune explorant un thème ou une fonction particulière de la photographie.
Par exemple:
Deuil. Les photographies peuvent proposer une image réaliste de qui n’est désormais plus présent.
Jeunesse. Photos sont aptes à saisir le moment ultime avant son effacement.
Histoire et violence. Images photographiques qui exposent la violence d’événements auxquels assiste un regardeur, protégé de leur fureur.
Michelle Debat: Quelle est l’importance du rythme dans la projection des images photographiques. Parfois il est relativement lent, parfois très rapide?
Daniel Linehan: Bien que le rythme soit très important dans plusieurs de mes œuvres, j’en ai préféré un qui soit très simple et régulier pour Montage for Three. L’attention doit porter avant tout sur la séquence des images. Il est vrai que le rythme y est parfois rapide, à d’autres occasions lent mais, en général, il est très constant et régulier pour de longues périodes de temps. Je ne voulais pas en effet d’un rythme complexe, ou changeant constamment, qui aurait eu pour effet de distraire eu égard à ce qui détermine sa structure. Une image après l’autre…une image à la fois.
Michelle Debat: Le fait de travailler à la fin d’après des photographies absentes est-il ici différent que de travailler comme au début de votre pièce à partir de photographies projetées?
Daniel Linehan: Parvenus à la fin de l’œuvre, nous avons clairement établi que notre vocabulaire était issu de photographies, de manière telle à ce qu’elles apparaissent superflues. Les photographies servent souvent de moyen pour évoquer la mémoire, personnelle ou culturelle mais la question qui s’est d’abord posée pour nous est de savoir si le corps ne pourrait pas accomplir la même chose, soit évoquer des souvenirs pour l’auditoire. Une autre question était de savoir si certains gestes, ou photographies, s’imprimeraient davantage dans la mémoire et quels autres sombreraient dans l’oubli. Nous avons donc repris quelques gestes inspirés de photographies exposées plus tôt dans la performance afin d’activer la mémoire des spectateurs. Nous avons parallèlement commencé à lentement modifier notre gestuelle jusqu’à la rendre parfois méconnaissable, à la façon dont notre mémoire, sur la durée, insensiblement modifie et recompose le passé.
Michelle Debat: Est-ce que la pose, la posture, le travail de pose en pose, l’enchaînement «d’images» avec le rythme presque syncopé «arrêt-pose» interviennent de manière particulière dans cette chorégraphie ou est-ce des notions que vous travaillez dans d’autres pièces.
Daniel Linehan: J’ai tendance à privilégier les oppositions et les contradictions, ce qui me conduit souvent aux extrêmes. Dans Not About Everything, j’ai ainsi opté pour un seul mouvement continu alors que pour Montage for Three, j’ai décidé de travailler dans le sens opposé, en me servant de nombreuses images distinctes. Zombie Aporia combine ces deux approches: certaines sections sont constituées d’un mouvement continu alors que d’autres sont construites sur l’alternance mouvement/ arrêt/ mouvement/ arrêt. Dans Montage for Three, le rythme composé d’allers-retours entre la danse et les photographies avait pour but d’induire une capacité d’anticipation pour l’auditoire. Habituellement, les danseurs devaient poser avant que n’apparaissent, plus tard, les photographies. Ce qui donnait le temps aux spectateurs de s’interroger sur ce qu’allait présenter la photographie et ce, dans la mesure même où la prestation du danseur était décontextualisée; au contraire de ce qui apparaît, en général, dans l’image photographique. Prenons un exemple. Si, moi, en tant que danseur, je fais le geste de pointer quelque chose, une question surgit: «Qu’est-ce que je pointe? Pourquoi»?
La photographie peut, éventuellement, répondre à cette question. C’est comme si, en accord avec le rythme de l’œuvre, les danseurs posaient des questions et que les photographies y apportaient, parfois, une réponse.
Michelle Debat: A la toute fin de Montage for Three, une certaine fluidité semble se mettre en place progressivement alors que l’image photographique « s’envole»… est-ce que la place de la photographie dans cette pièce vous a conduit à travailler selon un rythme particulier?
Daniel Linehan: Je crois que le processus de création d’une œuvre se reflète aussi dans la structure de la performance. Nous ne nous sommes ainsi d’abord servis que de séquences d’images comme matériel chorégraphique. Il y avait là une complexité, non dans le rythme mais dans la profusion de nuances, de détails et dans la quantité de matériel gestuel. Le rythme était alors très simple et constant. Nous avons découvert, par la suite, en l’intensifiant, et réduisant du coup le temps écoulé entre les gestes, que c’est le passage de l’un à l’autre qui prenait de l’importance, presqu’autant que les gestes eux mêmes. Nous avons alors compris que si le sujet photographié était, par exemple, en mouvement, il eut suffi que la prise photographique se fasse quelques secondes plus tôt, ou plus tard, pour qu’une image et un geste différents apparaissent. La fluidité est survenue du fait de notre attention grandissante face à ces moments de l’entre-deux. Comme si nous la redécouvrions, ainsi que le mouvement, du fait d’avoir poussé à son extrême une recherche sur les séquences de gestes fixes.
Michelle Debat: Pourquoi avez-vous utilisé des photographies et non des extraits de films, des images fixes et non des images en mouvement ?
Daniel Linehan: Dès le début, j’ai été très intéressé à travailler avec une forme d’art qui semblait totalement opposée à la danse – sans mouvement, ni troisième dimension ou présence. J’étais curieux de découvrir quel type de rencontre pourrait surgir entre ces deux formes en apparence aux antipodes l’une de l’autre et voir si elles ne pourraient pas commencer à échanger leur place. La performance dansée prendrait une allure photographique et enclencherait un processus de mémoire alors que les photographies apparaîtraient comme embrayeur de mouvement, induisant la perception d’une présence vivante dans l’espace. Projet impossible mais je crois que c’est lorsque je vise l’impossible dans mon travail qu’il en sort des résultats intéressants.
AUTRES RÉFLEXIONS
Dans cette œuvre, les rapports entre photographies et corps sont de deux ordres. D’un côté, les premières semblent avoir le dessus sur les corps vivants en mouvement. Tout ce que font les performeurs est en effet dicté par les photographies : nos corps imitent les positions de ceux qui apparaissent sur les photos. D’un autre côté, les corps vivants semblent être en position de domination puisque, contrairement aux images fixes, nous pouvons nous mouvoir de l’une à l’autre dans la durée et ainsi rendre manifestes des relations entre les images qui, normalement, seraient occultées.
Les deux formes d’art, performance et photographie, peuvent s’opposer mais elles sont, aussi, susceptibles d’emprunter certains de leurs traits respectifs. Dans cette œuvre, les corps deviennent «photographiques», davantage mécaniques avec une tendance marquée vers l’immobilité. Les photographies pour leur part acquièrent une «vivacité», une aptitude au mouvement et aux enchaînements grâce au processus de composition que rend possible un art fondé sur le temps.
Les deux formes, performance et photographie, s’opposent sur plusieurs points mais il y a, également, un aspect qui les unit. Roland Barthes écrit: «Avec la photographie, la présence d’une chose n’est jamais métaphorique…» (au contraire de la peinture, par exemple). De même, s’agissant du corps en performance: il est directement présent en un sens qui n’est pas métaphorique.
Daniel Linehan
Novembre – Décembre 2011
Avec tous nos remerciements à Daniel Linehan pour son attention extrêmement vive à cet échange et pour le temps qu’il a bien voulu consacrer à celui-ci. Remerciements chaleureux à Louise Provencher et à Damien Valette pour leur traduction.
Entretien paru dans le dossier sur l’art: «photographie & danse» (dir. M. Debat), revue Ligeia, n° 113-114-115-116, mai 2012, 280 p.
Avec l’aimable autorisation de Daniel Linehan et de la revue Ligeia.