En ces jours d’hiver, la lumière et l’espoir nous viennent du flanc sud de la Méditerranée: de Tunisie et d’Égypte qui irradient après avoir été si longtemps plongées de force dans le silence et l’ombre de la soumission. La calme détermination de ces deux peuples est pour nous un exemple. Une leçon, et un bonheur d’entendre l’allégresse des femmes et des hommes de la rue dire leur «fierté» recouvrée, et leur «surprise» d’être portés, comme dans un «rêve», par la force d’une évidence. Ils vivent en effet cet événement extraordinaire où le poids de l’impuissance et de l’impossible d’hier s’efface comme par enchantement pour libérer un vaste horizon de possibles. C’est peut-être cela une révolution: quand un peuple élève son impuissance à l’impossible. Quand les forces coercitives perdent soudain leur capacité à imposer leur pouvoir et leurs intérêts. Quand l’invulnérabilité change de bord.
Tout change donc. A des vitesses et des rythmes infiniment variables. Ici, une interminable période de soumission et d’impuissance s’achève avec une inimaginable soudaineté. Ailleurs, le temps s’éternise. Partout l’économie et les marchés prospèrent en se satisfaisant des pires situations politiques et sociales.
Quant à la pensée, elle peine parfois à suivre ces mouvements chaotiques du monde. On en veut pour preuve, en France, le succès éditorial d’Indignez-vous!, de Stéphane Hessel; le récent «éloge la déconnexion» qu’Alain Finkielkraut vient de prononcer à propos de la culture et de l’école; et l’incroyable essai de François Chevallier: La Société du mépris de soi. De L’Urinoir de Duchamp aux suicidés de France Télécom.
Les évidentes qualités du petit opuscule de Stéphane Hessel expliquent son succès. A lui seul son titre claque comme un éclair dans la morosité ambiante. L’invitation à ne pas sombrer dans «l’indifférence, qui est la pire des attitudes», est suffisamment revigorante pour justifier un achat au prix au demeurant assez modique. Mais voilà , son petit format (à peine une vingtaine de pages de texte) limite l’espace de la pensée qui, ainsi contrainte, prend une forme binaire alors que l’on a aujourd’hui besoin de précision et de subtilité pour aborder la complexité et les nouvelles orientations du monde.
Au lieu de cela, Stéphane Hessel énonce de grands principes, qui font chaud au cœur en ces temps de régression sociale, mais qui ne s’avèrent guère opératoires parce qu’ils s’inspirent explicitement du programme du Conseil national de la Résistance de 1944 plus que du monde d’aujourd’hui. L’enjeu d’une réflexion devrait en effet être moins celui de rappeler les principes que d’examiner les conditions de leur application et les directions de leur actualisation pour aujourd’hui.
En outre, pour séduisant que soit le titre-programme Indignez-vous!, est-il de nature à préparer cette «insurrection pacifique» que Stéphane Hessel appelle de ses vœux? Sans doute pas. Car l’indignation est trop symétrique de la résignation, trop individuelle, trop solitaire, trop brouillonne pour générer des actions collectives; car, en l’espèce, l’indignation compte moins que la réflexion, la raison, l’analyse circonstanciée des situations, moins que la lucide détermination à agir de la manière la plus pertinente. Les peuples tunisien et égyptien en sont l’exemple le plus récent, et nous montrent qu’une révolution ne se décrète pas, que la lutte ne s’engage pas sur l’injonction de mots d’ordre et de slogans, que l’histoire ne se fait pas sur le mode impératif.
Si Stéphane Hessel veut changer le monde d’aujourd’hui, Alain Finkielkraut ne sait que le refuser au nom d’une conception passéiste de la culture. Sa ritournelle sur la «faillite» de la culture et de l’école débouche sur un récent «éloge de la déconnexion» (Grenoble, Libération, 29 janv. 2011) préconisant de purement et simplement annuler ce qui, selon lui, en est la cause: les réseaux numériques. Puisque «la transmission du savoir est menacée dans un monde connecté», déconnectons-nous. Puisque le présent ne coïncide pas avec le passé, évacuons-le.
Bien qu’acteur direct de l’acculturation qu’il dénonce, notre «philosophe» médiatique s’illustre par des offensives répétées contre la culture et le savoir «connectés» d’aujourd’hui. L’«éloge de la déconnexion» n’est en fait qu’un aveu d’impuissance à aborder des formes inédites de la culture, et l’expression d’un enfermement dogmatique dans une pensée… déconnectée du présent et de ses évolutions.
Dans son court essai intitulé La Société du mépris de soi, François Chevallier fait lui aussi preuve d’une incapacité flagrante à penser l’art moderne et contemporain, assortie d’une immense prétention à le faire en dépit d’une évidente méconnaissance — ou d’une brutalité de pensée.
Pensée brutale, pensée binaire, pensée à l’arrêt, caricature de pensée qui fustige (aussi classiquement qu’inutilement) Marcel Duchamp, ses émules et son héritage désigné comme «la mécanisation minimaliste, l’intellectualisme conceptuel et la création industrielle de babioles spectaculairement monstrueuses baptisées pour l’occasion ready-made». Rien moins. Tout cela asséné au nom de «critères incontournables de l’art» et de pratiques éprouvées «depuis la nuit des temps».
François Chevallier déroule sans retenue les vieilles rancœurs contre cet art moderne et contemporain qui s’est déployé dans le sillage de Marcel Duchamp et de son emblématique Urinoir. L’essai qui n’apporte sur la question guère qu’un surplus de confusion, de manichéisme et d’exécration, est à considérer comme un symptôme des rigidités de pensée sur des phénomènes datant de plus d’un siècle.
Peut-on sérieusement opposer la «forme signifiante» des tableaux d’un Fautrier, qui exigent «un certain travail de recul sur soi-même pour en jouir», aux «nouveaux jeux de société que sont les happenings et les installations», qui ne procurent qu’un «plaisir immédiat et infantile»?
Les œuvres de Daniel Buren, Christian Boltanski, Richard Serra, ou même Sophie Calle, sont accusées de procéder, après celles de Duchamp, à une «diabolisation de la subjectivité», de contourner les sens par toutes sortes de «procédés mécaniques». A l’opposé, le peintre fidèle à la tradition créerait, lui, «une forme personnelle et signifiante, impliquant son corps et sa sensualité, à travers laquelle il se révèle peu à peu à l’autre par l’originalité de son trait».
Pourquoi cet acharnement qui ne prouve guère que les carences théoriques de l’auteur? Comment Gallimard peut-il publier de telles sornettes? Peut-on encore aujourd’hui réactiver le faux débat entre peinture et installation? Et circonscrire la notion d’art par celles, supposées éternelles, de subjectivité, de sensualité, d’originalité, de corps, de savoir-faire manuel, de peinture?
Penser ainsi par oppositions binaires consiste, à confondre penser et prendre parti; à replier l’art sur des objets et non des processus; à essentialiser la notion d’art et les valeurs qui la composeraient; à ignorer que les artistes, en particulier depuis Duchamp précisément, ne cessent de mettre en question et de redéfinir les critères de l’art; à méconnaître que c’est par ces redéfinitions de ses propres règles que l’art évolue avec le monde et signifie…
Faut-il redire ces évidences qu’il existe de grands peintres (comme Fautrier et d’autres) qui procurent d’infinies sensations, mais qu’il y en a beaucoup de médiocres qui ne savent ni capter, ni exprimer, ni transmettre, quoi que ce soit du monde. Il en est de même pour les autres créateurs, quels que soient leurs matériaux. Et desdits philosophes, et desdits essayistes. Malheureusement, là aussi, les exemples ne manquent pas. Et c’est bien dommage que dans ce monde en marche tant de pensées soient à l’arrêt.
André Rouillé.
Lire
— Stéphane Hessel, Indignez-vous!, Indigène éd., Montpellier, 2010. 30 p.
— François Chevallier, La Société du mépris de soi. De L’Urinoir de Duchamp aux suicidés de France Télécom, Gallimard, Paris, 2010. 120 p.
— Benjamin Berton, Entretien avec François Chevallier, Fluctuat.
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