Christian Rizzo est à l’écoute de notre monde. Incontestablement. Attentif à sa complainte, il sait en transcrire les couleurs ternes et les stridences, les solitudes partagées, les flux anonymes. Et ce n’est pas sans une légère pointe d’ironie que ses danseurs nous accueillent de dos, visages encapuchonnés, corps prisonniers d’une rythmique monotone et hypnotique. La scène, noyée dans une lumière brumeuse — qui n’est pas sans évoquer les ambiances vaporeuses et anxiogènes de la plasticienne Ann Veronica Janssens — se pare de nos grisailles quotidiennes. Grisailles de nos villes bétonnées, qui tranchent avec le vert des plantes en pot disposées ça et là comme pour insister encore sur cette urbanité en carence d’oxygène. Et d’amour ?
Parce qu’il est forcément question d’amour. Le titre est là pour le prouver, ou du moins nous laisse espérer son avènement futur. Les mots, aussi. Ceux chantés (ou déclamés) en live par Mark Tompkins, empruntés aux poèmes de l’écrivain américain William Carlos Williams, aux morceaux de Morrissey ou de Patti Smith. Un amour pris dans la tourmente… qui exhale sa douceur par petites touches, au moyen de ces corps qui se rencontrent, s’effleurent, s’enlacent, se soutiennent, se séparent. Trajectoires solitaires qui se croisent un temps. Et si la voix s’emporte, si la musique crie ses harmoniques saturées, les mouvements eux sont fluides, presque neutres, préservés du pathétique. Ce qui ne leur empêche pas de dire le drame à leur manière, dans l’inertie des corps qui se couchent, dans le pessimisme d’un arbre droit tronqué où la tête semble disparaître dans le sol — jeu d’horizontales et de verticales. Par moment, quelques incursions du côté des arts martiaux ou du Tai-chi-chuan nous replongent dans nos mythologies contemporaines.
Ce va-et-vient entre le haut et le bas cohabite avec des allers-retours incessants entre la scène et les coulisses. Objets — table, chaises, arbustes, sac à dos — circulent sous la poussée de flux migratoires. Ils structurent l’espace, construisent des lignes de forces, ouvrent les perspectives. Dans leurs déplacements, les danseurs transforment la topographie de la scène, ajoutent ou enlèvent de la matière, bâtissent une architecture. On retrouve ici l’attachement du chorégraphe à penser les environnements dans leur ensemble, à créer des « esthétiques géographiques », où l’inanimé et l’animé se croisent. Rien n’est fixé, à l’image de ces sphères noires qui roulent et disparaissent, énigmatiques. Même les degrés de visibilité évoluent dans ce brouillard ambiant : n’est-ce pas les musiciens que l’on aperçoit en filigrane, à l’arrière plan, suspendus dans les airs ?
Comme à son habitude, Christian Rizzo décloisonne les genres. La musique est mise sur un pied d’égalité avec le mouvement dansé — qui gagne ici en intensité (et le corps en présence). La lumière et le son sculptent l’espace, travaillent sa plastique. Quant au chorégraphe Mark Tompkins, il entre dans la peau d’un chanteur-poète. Ce qui donne à l’ensemble un air de comédie musicale post-moderne, de performances rock. Même outrance dans l’intensité sonore, même démesure, même étirement du temps jusqu’à la saturation. De quoi nous faire ressentir un certain malaise, comme si nous étions au bord d’un gouffre — matérialisé un instant par cette ombre dévoreuse projetée sur le sol.
« De l’asphodèle, cette fleur plutôt verte, je viens te dire le chant (…) Aussi fus-je rempli de joie lorsque j’appris qu’il s’en trouvait même en enfer ». Un paradis infernal, métaphore d’un monde contrasté ; voilà ce que nous offre Christian Rizzo…
Horaires : 20h30
Création pour 8 danseurs, 3 musiciens, 1 chanteur
— Chorégraphie, scénographie et costumes : Christian Rizzo
— Lumières : Caty Olive
— Musique : Didier Ambact, Bruno Chevillon, Gerome Nox
— Chant : Mark Tompkins
— Assistante : Sophie Laly
— Interprétation : Philippe Chosson, Christine Bombal, Pep Garrigues, Kerem Gelebek, Wouter Krokaert, Ifang Lin, Tamar Shelef