Michel Nedjar est considéré comme l’une des figures les plus charismatiques et les plus exposées de l’art brut. Certaines de ses œuvres appartiennent déjà au fonds de la collection du Centre Pompidou, et l’on découvre via quelques lettres écrites de la main de Jean Dubuffet toute l’admiration et la considération que lui portait justement le grand théoricien de l’art brut. Toutefois, si aujourd’hui les travaux de Michel Nedjar ne sont plus forcément catégorisés sous cette étiquette, ses premières œuvres, inspirées de ses voyages au Mexique et des arts mortuaires du pays, sortent alors totalement des sentiers battus: en autodidacte, il confectionne de petites poupées torturées à partir de bouts de chiffons et de tissus récupérés dans le quartier populaire de la Goutte d’Or à Paris.
Par là , l’œuvre de Michel Nedjar s’inscrit en réalité dans un contexte familial particulier. D’une part, sa pratique s’apparente directement au métier de son père, tailleur de tissu juif. Adolescent, Michel Nedjar travaille d’ailleurs lui-même dans des ateliers de confection. D’autre part, il apprend que sa famille a presque totalement disparu dans les camps de la mort nazis lors de la Seconde Guerre mondiale, et le visionnage du film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais marque durablement son imaginaire et son esprit.
Ainsi, «Momentum» met à l’honneur les fameuses poupées de Michel Nedjar, qui se répartissent en trois périodes distinctes. Les productions de la première période apparaissent en ce sens comme les plus sombres et les plus morbides, évoquant les horreurs de la Shoah qui hantent encore la conscience de l’artiste. Dans un second temps, ses poupées s’apparentent davantage à des sculptures de terre cuite et de paille, à des totems primitifs.
A partir des années 2000, ses poupées jouent sur des tonalités plus colorées, et les tissus utilisés par Michel Nedjar recouvrent parfois des objets qu’il assemble pour former d’étonnantes sculptures abstraites, à l’image de Sans titre (Saint Martin), 2008, où une caméra, un crâne, un talon ou une bottine sont enveloppés dans des tissus blancs cousus de fils rouges et bleus.
On rencontre également avec Sans titre (Saint Martin), 2013, des panneaux de tissus récemment composés par Michel Nedjar, qui ne sont pas sans rappeler les méthodes de collage dadaïstes. En effet, des images, des coupures de journaux, des prospectus ou bien encore des paquets de cigarettes sont cousus et juxtaposés les uns aux autres, formant au final un patchwork détonnant.
On y remarque notamment de nombreuses figures d’enfant, symbolisant certainement l’innocence perdue de l’humanité, et les jeux de poupée auxquels se réfère toute l’œuvre de Michel Nedjar.
Quelques dessins de la période «Belleville» (milieu des années 1980) viennent d’ailleurs nous remémorer les heures sombres de l’histoire du XXe siècle, qui marquent indéniablement les premières œuvres de Michel Nedjar. Ces dessins sont effectivement hantés par une multitude de visages fantomatiques, flottant comme autant d’émanations surréelles peuplant la mémoire collective. Les visages sont serrés les uns contre les autres, et rappellent en cela les corps entremêlés perçus dans les charniers des camps de concentration. Politiquement, cette mer de visages anonymes évoque donc l’avènement des masses au cours du XXe siècle, et l’écrasement de l’individu.
Parmi les peintures de Michel Nedjar, Sans titre (Darius), 1996 esquisse quant à elle un visage dans un style minimal: deux simples ronds font office d’yeux, alors qu’un trait vertical tient lieu de nez. Toutefois, ce visage ne comporte aucune bouche. Ce manque vient alors souligner le silence des victimes et des innocents sacrifiés sur l’autel de la grande Histoire.
L’artiste interroge donc l’énigme que porte le visage d’autrui, visage qui se donne à voir mais qui n’en demeure pas moins indéchiffrable pour ses pairs, d’autant plus si la parole lui est ôtée — ou qu’on l’empêche de témoigner ou de s’exprimer, en lui cousant la bouche par exemple.
Ces dessins et peintures s’accompagnent également des premières poupées de Michel Nedjar, sortes de macchabées ou de morts-vivants extirpés des entrailles de la terre. Des fils pendent de ces poupées, pareils aux bandelettes des momies égyptiennes.
En fait, Michel Nedjar conçoit ses poupées comme des objets qu’il soumet à certains rites (dont celui d’être enterrées), s’inspirant en cela de ce qu’il a vu lors de ses voyages au Mexique dans les années 1970. Il réactive alors les fonctions magiques et cultuelles qui se trouvent au fondement de l’art. On remarque aussi à ce sujet que dans certaines de ses peintures, les visages anonymes se trouvent accompagnés d’hirondelles représentées de profil, à l’image de l’art mortuaire égyptien qui espérait par ses effigies et ses dessins muraux assurer le passage dans l’outre-monde à ses pharaons.
Si les poupées de Michel Nedjar semblent s’inscrire dans l’Histoire récente ou dans certaines représentations appartenant à l’histoire de l’art, elles ne se départissent pas non plus d’une certaine ressemblance avec des totems de terre cuite. Ses œuvres puisent dans le vocabulaire des arts primitifs ou de l’art africain. La terre séchée se craquelle, se fissure, et matérialise la fragilité de la condition humaine, sa précarité. D’impressionnantes cavités creusent les orbites des poupées, d’où jaillissent des épis de paille. Leurs yeux paraissent alors constitués d’une sorte de torchis, et ressemblent à des nids d’oiseaux, où pourraient d’ailleurs venir se réfugier les hirondelles peintes.
Mais si les poupées évoquent quasi systématiquement la mort ou la souffrance, elles peuvent également être perçues comme des formes de conjuration de la douleur et de la disparition, et nous guider finalement vers le salut, ou du moins nous assurer un certain apaisement.