Lynne Cohen soutient que ses travaux doivent toujours autant à la sculpture, et notamment au ready-made créé par Marcel Duchamp. Car l’artiste s’est lancée, depuis bientôt quarante ans maintenant, dans l’exploration de lieux intérieurs où trônent, seuls face à la chambre photographique, des objets, des meubles ou des structures, qui occupent le premier plan, attirent notre attention, et accèdent ainsi à une véritable dimension plastique.
Les photographies de Lynne Cohen sont effectivement focalisées sur des intérieurs (qu’ils soient domestiques, industriels, militaires, où rattachés à nos loisirs), où plus aucun homme n’est physiquement présent, et où ne reste plus que la structure visible d’une salle de conférence, d’une piscine ou d’un bâtiment quelconque.
De plus, Lynne Cohen a décidé de ne plus légender ses tirages, afin que nous ne nous focalisions plus sur le pays, la ville ou le type de lieu où la photographie aura été prise. La possibilité de réinvestir du sens dans l’image, à partir des informations qui nous seraient données sur la localisation et la fonction de l’endroit photographié, se trouve ainsi annihilée.
Il n’y a plus que notre regard face à un lieu intérieur. Il n’y a plus que notre regard face à du visible — face à un visible que l’on ne peut plus surinvestir de sens, saturer d’interprétations ou rattacher à de la pure fonctionnalité. Le lieu se trouve donc dépouillé de son usage quotidien, nous ne sommes plus capables de lui conférer une pratique déterminée. Dégagé de toute qualité usuelle et sociale, il peut dès lors pleinement se révéler — sous peine, toutefois, que notre regard sache le lire.
Car il est fort probable que, au cours de nos existences, nous ayons investi ces lieux sans en avoir été frappés par leur dimension plastique. Habituellement, nous les investissons à l’aune de l’usage qu’ils nous proposent. Nous les investissons sans jamais les interroger en eux-mêmes, comme s’ils se réduisaient purement à leur fonctionnalité, et que leur présence autour de nous allait toujours de soi. C’est comme si nous étions frappés de cécité, ou que notre regard se trouvait limité par des œillères, celles de nos préjugés. Nous ne percevrions alors de ces lieux que leur signification usuelle. Et l’enjeu serait de leur rendre leur propre expression.
C’est en cela que ces clichés peuvent nous paraître parfois déroutants. Nous ne sommes plus capables de voir les choses en elles-mêmes, et de nous rendre attentifs à leur structure globale ou aux détails qu’elles donnent à voir.
Finalement, les clichés de Lynne Cohen nous inviteraient à une conversion du regard: aller en deçà des préjugés et des habitudes forgés par nos besoins et nos pratiques sociales. Aller à rebours de notre manière habituelle de percevoir. Voir un lieu en tant que tel, ce serait donc se rendre compte que l’on n’a pas nécessairement besoin de savoir à quoi il renvoie, pour qu’il ait une épaisseur, une densité, une signification.
Dans la recherche rigoureuse qu’elle mène, Lynne Cohen montre ainsi qu’un lieu regorge de potentialités esthétiques, qu’il abrite des détails inattendus et riches de sens que l’on peut voir émerger, et dont on peut se saisir afin de les rendre visibles et admirables.
Å’uvres
— Lynne Cohen, Untitled (Diebenkorn Yellow Window), 2008. C-Print. 110 x 130 x 3 cm
— Lynne Cohen, Untitled (Stainless Laboratory), 1999-2012. C-Print. 193 x 231 x 3 cm
— Lynne Cohen, Untitled (Smiling Couch), 2011. C-Print. 193 x 231 x 3 cm
— Lynne Cohen, Untitled (Space Invaders), 2002-2012. C-Print. 193 x 231 x 3 cm
— Lynne Cohen, Untitled, 2003-2012. C-Print. 132 x 157,5 x 3 cm
— Lynne Cohen, Untitled (Hat trees in a hat store), 1979. Epreuve à la gélatine argentique. 40,6 x 50,8 cm encadré