— Éditeur(s) : Bruxelles, La Lettre volée
— Année : 2001
— Format : 26,50 x 21 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs
— Page(s) : 126
— Langue(s) : français, anglais
— ISBN : 2-87317-130-8
— Prix : 12 €
Extrait
S’échapper des bords du cadre
par Michael Tarantino
I. Du banal au sublime
Pendant longtemps, J’ai pensé à écrire une histoire dont la musique serait le protagoniste. On sait que la musique peut conférer à un texte poétique ou dramaturgique une puissance telle que des vers somme toute banals en deviennent sublimes. Pour ma part, au contraire, j’ai trouvé très difficile d’évoquer ou de suggérer quelque chose de dramatique par la musique. En fait, la musique a toujours constitué pour moi un refuge assuré loin des drames de l’existence. Et pourtant, au même moment, une idée contrariante s’insinuait dans mes pensées. La musique élève les sentiments et la nature profonde de l’homme, mais pour atteindre ces hauteurs, elle doit traverser pas mal de cris, de hurlements et de dissonance. (Paolo Maurensig, Canone Inverso, Phoenix Books, 1999, p.15)
(NBGé) Le fond du tableau semble éclairé par un projecteur, illuminant le centre et rejetant les bords dans l’ombre. Une série de boucles rosâtres courent autour de cette surface. Elles semblent ne pas commencer ni s’arrêter au bord du tableau mais se poursuivre dans l’espace environnant. Elles peuvent représenter n’importe quoi : le réseau routier de Los Angeles vu du ciel, des circuits électriques, une molécule d’ADN, magnifiés à l’infini. Et lorsqu’on s’éloigne, qu’on se déplace de côté, elles se fondent en de chimériques figures, présentes à l’instant, disparues l’instant suivant. Elles sont comme des gribouillages, comme ce qu’on griffonne sur un bloc de feuilles lorsqu’on parle au téléphone, pas vraiment conscient de ce qu’on dessine. Ou comme des graffiti dans la nuit, des lignes tracées par-dessus quelque publicité insignifiante, une forme abstraite qui annule le message criard qu’elle recouvre.
Ces peintures de Mitja Tusek sont séduisantes autant que dissonantes. Elles nous attirent dans le cadre et nous en expulsent dans le même temps. Et, pour continuer à filer la métaphore musicale, elles traversent l’espace comme si elles étaient mûes par une autre force. Elles sont à la fois plus et moins qu’on y voit : une simple ligne dessinée sur un morceau de toile, la représentation de quelque chose qui paraît à jamais irreprésentable.
II. Tout se recrée
Décrivant le tableau de Jean-Siméon Chardin, Le Bocal d’olives (1760), Diderot écrit : « Approchez-vous, tout se brouille, s’applatit et disparaît, éloignez-vous, tout se crée et se reproduit. » (Denis Diderot, Salons de 1759, 1761, 1763, Flammarion, Paris, 1967, pp. 139-140)
(KLUIV) Un fond brunâtre, constellé de taches de couleur : rose, brun foncé, vert, jaune. Une abstraction. Et néanmoins encore une fois il y a un sujet ici, le sujet de la peinture même, le sujet de la représentation. Tout comme la série des Lignes, ces abstractions traitent du processus, de l’espace vide qui se remplit, de la relation entre diverses formes et couleurs, d’arrêter le moment où une peinture est terminée. Elles ne sont plus comme ces « peintures ratées » – terme de Tusek pour désigner ses rapides peintures abstraites réalisées en même temps que ses peintures à la cire qui, par comparaison, étaient extrêmement longues à préparer.
Dans sa description de la peinture de Chardin, Diderot évoque le phénomène du second regard, celui qui fait le pont entre l’image comme ensemble de couleurs et de formes et l’image comme représentation de quelque chose : une nature morte, un paysage, un portrait, etc. Ce second regard est réglé par la distance que nous maintenons entre nous-mêmes et la peinture. Ce phénomène n’est bien entendu pas limité à la peinture. C’est une règle générale de la vision. Diderot révèle néanmoins un trait particulier du génie de Chardin : l’aptitude à rendre sensible l’ineffable, à rendre l’ordinaire extraordinaire. Plus qu’un peintre de genre, il était un peintre de l’air et de la lumière. Ces éléments, davantage que les lièvres morts, les oranges sévillanes, la porcelaine, étaient ses vrais sujets, cette manière assurée d’amener le spectateur à réserver un second regard.
III. Séduction ratée
Un paysage est l’ultime abstraction. Le ciel en haut, le sol ou l’océan dessous, c’est le monde divisé en deux, vue rendue en une paire de motifs horizontaux. Dans Sans titre (1991) de Tusek, nous voyons une forme sombre qui enveloppe la plus grande part de la toile. En son bord supérieur se trouve une fine bande de ce qu’on pourrait appeler un ciel. À sa base, une route ? Un chemin ? Moins importante que la masse brunâtre qui occupe la plus plus grande part du tableau. Une tempête ? Une forêt ? Ou « simplement » une série de coups de pinceau ? En nous déplaçant autour de la peinture, attiré par sa surface séduisante faite d’un mélange de pigment et de cire, nous la « voyons » de différentes façons. Comme les lignes dans NBGé, qui pourraient être des abstractions ou des représentations, nous hésitons entre un paysage ou une composition formelle. La « décision » à laquelle nous parvenons n’est jamais définitive : le mouvement, le déplacement affectent ce que nous voyons. À la solidité de la vision se substitue sa persistance.
Est-ce en réponse à l’ambivalence de ces tableaux que furent conçues les Peintures ratées ? Peintures jetables, peintures foutues, peintures sans valeur…. quel que soit le nom qu’on leur donne, elles contrastent directement avec les paysages/abstractions méticuleusement élaborés et construits. Et de fait, elles sont produites très vite, presque comme des pensées après-coup, comme des réactions à l’étirement du temps qui donne naissance aux autres Å“uvres. La texture des Peintures ratées est épaisse, son association de couleurs est aléatoire, sans souci de l’effet. Elles ont une qualité immédiate. Elles sont conçues pour être saisies d’un regard, pour être comparées aux autres. (Souvent une Peinture ratée est présentée en conjonction avec une série d’œuvres de cire et de pigment.) Doivent-elles être dénigrées au regard des autres ? Non. Elles atteignent à une existence propre, qui n’est pas sans exercer une séduction sur le regardeur, qui ne se sent plus obligé de soutenir un effort intense, de se déplacer dans l’espace pour pénétrer l’espace de cette peinture.
IV. Un autre type de procédé
Le rapport entre les peintures de cire et les peintures jetables est analogue à celui des Lignes aux œuvres coloristes. Les Lignes, en particulier, requièrent un second regard, une approche et une retraite afin de révéler tout ce qui s’y loge. Dans la plupart des œuvres, par exemple, la partie inférieure de la toile est plus claire, presque invisible. Mais quelque chose est tapi là et nous pouvons le ramener à la surface. Encore une fois, on a l’impression que ces œuvres sont toujours changeantes, engageant de manière suivie le regardeur dans un jeu de reconnaissance.
En comparaison, les peintures coloristes semblent poursuivre un autre effet. Autant les Lignes sont sobres, autant celles-ci sont pleines. Tandis que les premières semblent éthérées et insaisissables, les autres apparaissent au regardeur dans leur plénitude colorée. Et alors que les deux séries possèdent un sens de l’immédiateté, de la spontanéité, les œuvres coloristes renvoient à un autre type de procédé. Chacune se distingue par un fond spécifique qui informe tout ce qui se produit sur le reste de la toile : bleu, brun clair, rose ou encore blanc. Elles sont tachetées, éclaboussées, maculées et portent encore d’autres traces qui trahissent l’activité physique de la peinture. (Ici encore elles partagent quelque chose avec les Lignes et leur référence à l’activité du dessin spontané.) En dépit de l’aspect aléatoire de ces marques, presque involontaires, il y a un système manifeste dans chaque peinture, qu’il soit intentionnel ou non.
Ce qui est particulièrement frappant est la manière dont chaque marque montre la profondeur de la couleur, la série d’incrustations qui indiquent les étapes progressives de la peinture. Dans KLUIV, on voit les coulées qui agissent comme des conjonctions entre les différentes zones. On voit la peinture s’échapper des bords du cadre. En fait, ce qu’on voit ici, et dans toute la série, est une sorte de palette, un tableau de possibilités, un sens d’éléments mis en jeu, de combinaisons réalisées, rejetées, acceptées, effacées. La palette qui présente un fait accompli – enregistrement du passé plutôt que proposition pour le futur – n’oblitère pas le fait que ces peintures nous communiquent une sensation de possibilité, de mouvement, de lutte continue entre absence et présence.
V. La lumière à la fin du tunnel
Quand un paysage n’est-il pas un paysage ? Lorsque sa perspective est illisible, lorsque le ciel et la terre refusent de signifier ce que le genre suppose. Les tableaux de la série mmM (1995) fournissent un exemple de la manière dont Tusek structure ses œuvres à travers les genres, intégrant certaines caractéristiques et en rejetant d’autres. Les œuvres sont composées de cire et de pigment sur toile et bois. Chacune comporte deux bandes, une claire, l’autre foncée. On peut suivre le chemin du pinceau, on peut localiser le processus d’élaboration de ces œuvres. Mais sont-elles horizontales ou verticales ? L’habitude de l’artiste de les exposer dans l’une ou l’autre configuration semble renforcer cette ambiguï;té. En fait, c’est la clé. On lit ces œuvres comme des peintures et comme des objets accrochés au mur afin de créer un arrangement qui dialogue à la fois avec les autres peintures et avec l’espace d’exposition. On les lit comme des surfaces, même des surfaces qu’on pourrait dire séduisantes, qui ramènent au premier plan le processus de leur conception.
Pour toute l’œuvre de Tusek, la dernière lecture est celle de représentations. Il peut s’agir de paysages, de forêts, de cables électriques, peu importe. L’important n’est pas ce qu’elles représentent mais ce qu’elles imaginent. Ou permettent au regardeur d’imaginer.
Cris, hurlements et dissonance. Afin d’atteindre à la possibilité d’imaginer, on doit traverser certains niveaux de perception qui peuvent être troublants, séduisants, difficiles ou contradictoires. Comme une palette de couleurs, comme un paysage dans le brouillard, il ne s’agit pas de voir ces différentes structures perceptives comme des limitations. Plutôt comme des lignes le long des bords d’une page, conduisant davantage vers une direction que vers un point final particulier.
Coda : Tout ce que nous devons savoir
Une dernière remarque sur les Lignes. Dans l’une d’entre elles intitulée KENY (les titres font partie intégrante du jeu de Tusek pour impliquer le spectateur en lui donnant assez d’information pour le tenir dans la frustration ou pour l’attirer dans l’intrigue. En l’occurence, NY renvoie-t-il à New York ? Le titre est-il le diminutif du nom de quelqu’un ? Ou un acronyme d’une chose déchiffrable par le seul artiste ? Qui sait ? On sent qu’avec Tusek, un titre est à peine un clou auquel accrocher un tableau. Peut-être un mal nécessaire, un peu plus explicite que Sans titre, mais guère plus), une ligne décrit une série de voûtes, de rubans, de membres corporels… Comme un de Kooning passé aux rayons X, elle nous dit tout ce que nous devons savoir. Et parvient encore à nous laisser dans le noir. Simultanément lumière et ombre.