J’ai intégré cette mission photographique en novembre 2003, date de la mise en place 1re cession. Mes prises de vue s’étalent donc sur plus d’un an et demi (novembre 2003-juin 2005). A l’époque, en novembre 2003, le chantier principal n’en était pas encore au stade de la construction. Beaucoup de bâtiments n’avaient pas encore été démolis. Dans ces lieux, ce qui m’importait alors, c’était cette vie qui résistait, qui allait être chassée, qui le fût, ou qui ne l’a pas encore été mais qui va l’être prochainement. C’est ce que j’ai tenté d’inventorier: cette vie qui résistait.
Très vite, ces bâtiments (ancien restaurant routier, commerces, hangars, et CFA désaffectés, habitations délaissées et délabrées) me sont apparus, dans un tel contexte, comme de véritables résistants. Réduits à l’attente, prisonniers de cette phase transitoire, devenant un refuge pour une population elle-même en transit, ils résistaient néanmoins à leur propre condition, luttant contre le statut de ruines qu’on leur a infligé ; à la fin de leur histoire en quelques sortes. A leur démolition, leur effacement définitif sur le cadastre. Il ne m’a jamais été envisageable de travailler sur l’avenir de cette zone via ses chantiers en cours, ses projets futurs, le nouveau tracé de la rue… tant tout cela m’apparaissait si lointain, si déshumanisé.
J’ai donc préféré me concentrer sur ce qui se tramait devant moi ; une réalité palpable, présente et bien plus proche. Je me suis intéressée aux traces de présence humaine dans ces lieux en apparence désertés, et me suis aperçue que, si quelques uns ne sont effectivement plus habités, d’autres le sont mais de manière clandestine et précaire, par des personnes qui n’existent donc pas au regard du système. Dans tous les cas, j’ai cherché la vie, et je l’ai retrouvée, du moins ce qu’il en restait, là où elle était tenue pour inexistante.
Plus que la mémoire des lieux, j’ai davantage voulu évoquer la mémoire de ceux qui occupent ces lieux, de ceux qui sont oubliés. Réduits à néant aux yeux du système et de ses promoteurs. Ceux dont la société ne veut pas et nie l’existence. J’ai simplement voulu montrer qu’il y avait malgré tout de la vie ici, et ici, et aussi là , certes loin de celle telle qu’on veut se la représenter en France. Que cette vie s’est vue chassée en même temps que les murs cèdent petit à petit aux bulldozers et que les nouvelles constructions gagnent du terrain. J’ai voulu souligner cette triste évidence. Pendant que certains s’achètent des mobiles 3-G, s’apprêtent dans leur salle de bain tout Ikea, se syndicalisent et font la grève, d’autres, exclus du circuit consumériste, dorment sur des matelas rongés par l’humidité, meublent leur précaire habitation de canapés éventrés et se regardent à la lueur d’un feu de bois. Essayent juste de survivre, en quelque sorte.
Les images proposées ont alors procédé d’une vision « altérée » du réel, s’éloignant radicalement de toute objectivité, favorisant ainsi une approche empirique. Le dispositif photographique (mouvement de l’appareil photographique, temps de pose long et utilisation du flash) rendait les choses incertaines, un peu tangibles. L’utilisation et le dosage du flash venaient fixer certains éléments du cadre ébranlés par le bougé de l’appareil photographique, en même temps qu’il en laissait d’autres vagabonder plus librement, dégageant ainsi des formes du désordre ambiant, de son organisation. L’usage de ce procédé systématique m’a ainsi permis de retranscrire cette expérience propre du lieu.
Cette errance, je l’ai traduite par une errance de l’appareil photographique lui-même. La vision d’un lieu chaotique m’a amené ici à une perception chaotique. A l’époque, ce fût la seule alternative trouvée me permettant de refléter l’état d’esprit dans lequel j’ai été plongée face à de tels lieux ; les sentiments confus alors éprouvés. L’impression d’un drame imminent.