Miroslav Tichy est moins pervers par le caractère explicitement voyeur de son œuvre consacrée essentiellement aux photos de femmes, que par sa manière de pervertir les frontières convenues de l’art actuel.
L’histoire de la reconnaissance esthétique de sa création est à cet égard éloquente. D’abord, classé dans l’art brut, son travail sera réinséré avec succès dans le champ de l’art contemporain. L’œuvre comporte effectivement des traits communs avec l’art contemporain dans la mesure où elle s’articule autour de plusieurs thématiques.
La première est celle du marcheur dans la ville, du flâneur, lointain écho de Baudelaire et de Walter Benjamin, mais proximité aussi avec la Street Photography, Gary Winogrand ou Joan Colom.
La seconde qui la rend si actuelle et urgente, c’est ce goût du travail mal fait, de la photographie imparfaite (on pense à Sigmar Polke).
Les douze clichés noir et blanc de petit format, sans titre, présentent de fait une photographie brute, mal découpée; souvent floue, surexposée ou sous exposée, tachée de bromures, craquelée, etc. Photos mangées par les souris, dit-on; portant parfois les traces des pieds de l’auteur!
Ces défauts, ces lacunes assumées, leur donnent pourtant une étrange et douce poésie. Les femmes entrevues prennent la forme d’ombres spectrales, évanescentes. Et, l’esthétique rétro d’un sépia ou d’un noir et blanc délavé participent de la beauté plastique de ses clichés.
L’une des photos présente deux jeunes femmes allongées sur une pelouse. Elle est encadrée d’un passe-partout coloré, et le cadre lui-même est redessiné au crayon. Un autre cliché montre une femme poussant un landau. On pense à De Sica, Kusturica ou Céline: «Ce sont les pauvre de partout»! Bref, les femmes de Miroslav Tichy ne jouent pas des starlettes, elles travaillent à l’usine comme aurait pu chanter Ferrat !
Miroslav Tichy prend ainsi à rebours cette quête de la perfection absolue qui envahit le champ de la photographie à l’ère du numérique, avec cette obsession du lisse dont on sait les ravages dans le domaine de l’imagerie publicitaire notamment avec son cortège de «corps formatés, ses poses et ses expressions convenues et vides» (voir l’édito n°305 d’André Rouillé). En compensant sa chasteté sexuelle par un voyeurisme naïf (qui ne verse pourtant jamais dans l’obscénité ou le mauvais goût), Miroslav Tichy propose donc une représentation érotique de la femme qui questionne à sa manière l’omniprésence des images du corps des femmes dans nos sociétés.
Cette obsession du motif féminin qui pourrait lasser ne se limite donc pas à une simple perversion d’un sujet névrosé. L’un des plus beaux clichés montre une baigneuse plantureuse comme sortie des feuillages ombrés d’un Renoir. Les jambes et le dos des jeunes femmes entrevues à la dérobée, dans la rue ou sur les plages, sont mis à distance par ce traitement photographique qui confère aux clichés un caractère infiniment plus respectueux de la femme que la crudité de nos mannequins aseptisés, désincarnés à force de retouches.
numériques!
Troisième trait contemporain du travail de Miroslav Tichy tributaire paradoxalement de sa «perversion»: l’abandon du viseur. Il donne ainsi à sa pratique une préfiguration étrange des usages de la photo numérique. En effet, en travaillant comme un voyeur, le photographe est contraint de dégainer son appareil caché sous un pull, au moment propice, et prend ainsi un cliché sans regarder au travers du viseur.
Enfin, l’importance accordée par Tichy au processus de fabrication qui suit un méticuleux rituel de production, et son dédain radical pour le «produit fini», rend sa démarche contemporaine.
Les appareils photos de Miroslav Tichy sont de véritables œuvres d’art brut, qu’il bricole lui-même avec beaucoup d’adresse et de fantaisie. La plus grande partie de son équipement photographique est faite à partir de boîtes de conserves, de plexiglas et de caisses en bois.
De ce point de vue, l’œuvre de Miroslav Tichy permet aussi de le situer dans une proximité évidente avec l’art brut. Outre, sa personnalité même qui présente de réelles affinités avec les créateurs outsider: sa marginalité, sa claustration, sa monomania et la rupture psychique dans laquelle s’origine son processus créatif, c’est sa pratique même de la photographie qui le rapproche de l’art brut. Elle illustre parfaitement l’analogie si souvent soulignée entre le bricolage et la «pensée sauvage» propre aux créateurs d’art brut.
Cependant, Miroslav Tichy déroge à la définition de l’artiste brut dans la mesure où il reçut, d’une part une formation importante à l’École des beaux-arts; mais, d’autre part, parce que la photographie en soi constitue une pratique peu compatible avec l’esprit de l’art brut.
Jean Dubuffet avait d’ailleurs exclu la photographie de sa collection d’art brut, parce qu’elle représentait à ses yeux l’art par excellence de la répétition. La photographie, produite à l’aide d’une machine, ne saurait exprimer une pulsion créative originale. Or, la singularité de la démarche de Miroslav Tichy et la coalescence du caractère pulsionnel de sa création avec les moyens autistiques et «sauvages» par lesquels il confectionne ses appareils, remettent peut être en cause cet interdit !
Liste des œuvres
— Miroslav Tichy, Untitled, vers 1970. Photo N&B. 51 x 41,5 cm, encadré.
— Miroslav Tichy, Untitled, vers 1970. Photo N&B. 51 x 41,5 cm, encadré.
— Miroslav Tichy, Untitled, vers 1970. Photo N&B. 51 x 41,5 cm, encadré.
— Miroslav Tichy, Untitled (Femme au Landau), vers 1970. Photo N&B. 51 x 41,5cm, encadré
— Miroslav Tichy, Untitled, vers 1970. Photo N&B. 20,5 x15,9 cm, encadré.
—Â Miroslav Tichy, Untitled, vers 1970. Photo N&B. 18,1 x 10,3 cm
— Miroslav Tichy, Untitled, vers 1970. Photo N&B. 18,1 x 10,4 cm, encadré.
— Miroslav Tichy, Untitled, vers 1970. Photo N&B. 13 x 18,2 cm, encadré.
— Miroslav Tichy, Untitled, vers 1970. Photo N&B. 23,5 x 12,5 cm, encadré.
— Miroslav Tichy, Untitled, vers 1970. Photo N&B. 23,5 x 12,5 cm, encadré.
— Miroslav Tichy, Untitled, vers 1970. Photo N&B. 23,5 x 12,5 cm, encadré.
Publications
—Â Miroslav Tichy, Ed. Centre Pompidou, 2008.
— Marc Lenot, «L’invention de Miroslav Tichy», Études photographiques, 23 mai 2009.
— Jean Dubuffet, «Plus inventif que le Kodak», notule des Notes pour les fins lettrés, 1945.
— Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 27
Film
— R. Buxbaum, Miroslav Tichý, Tarzan retired.