permettre de diffuser assez confortablement des images et évidemment des sons sur les téléphones mobiles.
L’époque des mobiles exclusivement vocaux et textuels (SMS) est dépassée. Ils seront désormais multitâches, et nécessairement intelligents. La transition, aussi rapide que commercialement fructueuse, aura été assurée par la combinaison entre le mobile et l’appareil photographique qui permet de capturer l’instant, pour se créer la sensation de l’arrêter, et de se projeter ailleurs par le son de la voix. Cette petite machine malicieuse, plus ludique que réellement fonctionnelle, qu’est le téléphone-appareil-photographique, aura en fait doublement servi à s’abstraire de ici et du maintenant, à se virtualiser.
Si le faible débit des transmissions téléphoniques ne permet guère d’échanger actuellement des images au-delà d’un cercle privé, la situation va changer dans les prochains mois : la téléphonie mobile va devenir un nouvel espace de circulation d’images fixes et animées de qualité convenable. En particulier d’œuvres d’art.
Ce nouvel espace, les constructeurs sont prêts à l’occuper au moyen de nouveaux appareils, et avec le relais de l’art. Nokia, dont la devise est «Connecting People», adosse en effet sa nouvelle génération d’appareils, les Smartphones, à une initiative baptisée « Connect to Art».
On peut évidemment douter qu’une convergence fructueuse puisse s’établir entre l’art et la téléphonie mobile car, si les écrans des nouveaux appareils seront évidemment plus grands que ceux d’aujourd’hui, leur taille devra nécessairement rester réduite.
Toutefois, au-delà de la diffusion déjà possible d’informations textuelles sur l’art, s’ouvrent aujourd’hui deux grandes voies sans doute prometteuses: la diffusion d’œuvres existantes, et surtout la production d’œuvres spécifiquement conçues pour les téléphones mobiles (les Smartphones).
Les industriels peuvent évidemment être tentés de mettre l’art au service d’une stratégie commerciale en se servant de la singularité des œuvres pour relier les hommes par delà l’univers standardisé de l’industrie. Comme si l’art était aujourd’hui, avec la culture, le lien le plus fiable pour relier les hommes entre eux.
En tout cas, on se réjouira si le choix de Nokia en faveur de l’art traduit une volonté de se distinguer des grands médias, en particulier de la télévision, où la logique quantitative des canaux a totalement aboli la logique qualitative des contenus. Tel est en effet le paradoxe de l’industrie qui fabrique de merveilleux supports et réseaux dans lesquels ne circule que du vide, ou presque : de la quantité sans qualité.
Il n’est pas sûr que les mobiles multimédia échapperont à cette loi selon laquelle l’échange prévaut sur l’usage, mais il est certain que leur arrivée va repousser très loin dans nos vies et nos habitudes les limites des images, aussi loin que les mobiles sonores l’ont fait pour le son au cours des dernières années.
Nous allons bientôt être partout visibles et accessibles par des images, autant que nous sommes aujourd’hui en tous lieux audibles et joignables par le son. Les effets et les applications d’une telle situation sont immenses, ne serait-ce que ce besoin psychologique inouï;, apparu au tournant du millénaire, de se savoir en permanence connecté, c’est-à -dire toujours à la fois physiquement ici et virtuellement ailleurs.
Un énorme réseau de circulation des images va donc s’ajouter à celui d’internet et se combiner à lui. Même si ce réseau sera d’abord à usage intime et populaire, le monde de l’art ne sera pas épargné par la secousse qui s’annonce. Son ampleur culturelle et humaine sera telle qu’elle dépassera de beaucoup ce qu’a pu imaginer dans ses visions les plus noires Walter Benjamin, l’un des premiers théoriciens, durant l’entre-deux-guerres, des effets sur les œuvres de leur reproduction mécanisée. La perte de leur «aura», dont il rendait responsable la photographie, va s’amplifier à la mesure de l’essor gigantesque qu’ont connu les moyens de diffusion depuis un demi-siècle.
A moins qu’à nouveau des solutions inouï;es viennent déjouer les pronostics les plus sombres : Walter Benjamin, qui était trop obnubilé par les effets de la photographie sur les œuvres du passé, n’a jamais songé qu’elle pourrait devenir l’un des matériaux majeurs de l’art de la fin du XXe siècle.
Gageons que les réseaux numériques, en l’occurrence les téléphones mobiles multimédias, favoriseront l’émergence d’œuvres d’un nouveau type, aux configurations inédites, sortes de miniatures du nouveau millénaire, d’autant plus fortes qu’elles défieront nos pensées d’aujourd’hui.
André Rouillé.
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Claude Lévêque, Ligne blanche, 2004. Installation. Dimensions variables. Courtesy Yvon Lambert, Claude Lévêque; photo : André Morin.