Cinq couples sont sur scène, opposé les uns aux autres. L’abrazo, signe d’ouverture au démarrage d’un Tango, n’est pas de mise. Dans cet « ouverture de dos », Sidi Larbi Cherkaoui met en exergue ce rapport intuitif, ce rapport à l’autre comme une évidence du Tango. Se sentir sans avoir besoin de se voir, seul le toucher est suffisant à cette danse pour que tanguera et tanguero forment un couple et ne deviennent plus qu’un. Le regard n’est pas le vecteur sur lequel Cherkaoui élabore sa chorégraphie, il est sur le toucher.
Les milongas sont des tangos assez épurés, simples, directs qui sont organisés lors de bals, de fêtes improvisées ou non. A l’instar des tangos nuevo ou traditionnels, la gestuelle des milongas est simplifiée avec des mouvements plus rapides. Pour ce spectacle, la milonga désigne plutôt le lieu de la danse que la danse proprement dite car les tangos effectués sont très raffinés dans leur gestuelle avec des figures de composition complexes dans leur élaboration. Nous sommes dans un pré-carré artistique où l’improvisation, inhérent au Tango, n’est pas de mise dans des figures où se mêlent dextérité et maîtrise.
L’approche de Sidi Larbi Cherkaoui a un cachet très contemporain de par l’identité artistique donnée au danseur. Le corps est aussi important que la gestuelle et le mouvement. Le regard peut être rangé dans les coulisses mais le toucher reste toujours l’aiguillon d’une danse où l’intuition et le rapport à l’autre sont les deux axes fondamentaux de la danse. Danse de couple où l’un est vecteur de l’autre, Sidi Larbi Cherkaoui déplace le curseur artistique où, dans le geste et le mouvement, une égalité de position et de posture se dessine entre tanguera et tanguero. La parité, à défaut d’être politique, devient artistique.
La danse emporte dans sa gestuelle et son langage artistique toute la grammaire d’une époque dans ses mouvements, ses codes et ses idiomes corporels. Le rapport du danseur à son Art est repensé par Sidi Larbi Cherkaoui. De cette gestuelle si sensuelle, de ce toucher si délicat, le chorégraphe lui donne un accent timbré de tension où le corps ne devient plus seulement un lieu d’expression corporelle mais surtout ce lien, ce rapport à l’autre qui fait du partenaire pour chaque danseur son autre sans qu’aucune dépendance ne vienne se greffer. La gestuelle pourraient être intervertis entre tangueras et tangueros, la danse devenant presque unisexe.
Dans Milonga, différents axes sont explorés. Dans ce rapport de couple entre danseurs, Cherkaoui développe la posture du sujet comme entité artistique à part entière. La danse contemporaine avait fait du corps l’expression principale de la danse dans une gestuelle aussi fluide que tendue. Sidi Larbi Cherkaoui fait du sujet l’élément principal de sa chorégraphie dans un rapport à l’autre fait de parité. Dans ce spectacle tendant à être parfois un peu trop cinématographique, le couple n’est pas vu comme l’élément moteur de la danse. Il n’en est qu’une conséquence. Le repère est inversé, le danseur devient l’axe central du Tango. Ce sont deux individualités, deux sujets qui existent dans cette danse de couple où la parité artistique tient lieu de contrat moral «artistique». Je deviens l’autre.
La femme est autant désirante et désirée que l’homme. Loin de nous les cabarets perdus, les quais brumeux des ports où la femme devient objet de désirs et de rivalité entre les hommes. Ici, la femme est à parité égale de l’homme, comme une complémentarité qui s’impose dans les mouvements et les enchaînements, avec un rapport équilibré dans les tensions, les figures portées où l’un devient prolongement de l’autre. Le pouvoir n’est plus masculin.
Les bras des tangueras s’allongent et épousent les corps des tangueros, les jambes glissent le long du sol dans un jeu fait de tension et d’équilibre. Sidi Larbi Cherkaoui invite les danseurs à pousser leur corps sur une crête artistique où l’un devient repère de l’autre. Dans les figures portées, la tanguera semble être le prolongement du tanguero, comme un couple de statues emmailloté dans une même entité artistique.
Sidi Larbi Cherkaoui fait de ces milongas des lieux de rencontre, un autre Ailleurs situé dans différentes villes, différents lieux, différentes places projetés dans des films. Une milonga est aussi un lieu de rencontre avec l’inconnu(e) avec qui l’on danse. Ces différentes rencontres, points de ralliements, autant humaines que géographiques, sont retranscrites dans des focales scénique et cinématographique. Sidi Larbi Cherkaoui, enfant de double culture flamande et marocaine, met en avant ces croisements artistiques, entre films, jeux de lumières et danse, jeux de lumières dans lequel blanc et noir se croisent, petits et grands formats se rencontrent. Même si le fil artistique se perd quelque peu en prenant différents chemins, Sidi Larbi Cherkaoui brasse différentes focales en invitant le spectateur à voir la danse par différents biais dans un brassage qui se veut autant artistique que culturel.
La danse est remarquable dans son exécution avec une gestuelle aussi précise que rapide. C’est gracieux et élégant. Les tableaux sont très beaux dans la scénographie. La scène devient presque un personnage. On est dans un rapport au corps et à l’image dans trois approches différentes, l’une fixe avec des statues représentant les danseurs, l’autre dynamique avec les danseurs sur scène, la troisième voyageuse avec l’outil cinématographique. Dans les films projetés, Sidi Larbi Cherkaoui met en situation le Tango, comme appartenant à différents espaces et en le faisant voyager dans différents lieux. Je suis du lieu où je vis.
La qualité des danseurs est indéniable dans l’exécution de mouvements rapides, vifs voire acrobatiques. Les corps oscillent entre tension et sensualité. Et Sidi Larbi Cherkaoui fait du Tango une danse identitaire à deux visages, anima et animus artistiques incarnés, dans lequel tanguera et tanguero deviennent des sujets au service de l’autre.