Sur un mur intérieur du Palais de Tokyo, Michel Dupuy et Michel Dector ont reporté des inscriptions collectées au préalable sur les parois des villes. Elles sont placées bout à bout, les unes à la suite des autres, dans un ordre alphabétique et sans que leur succession soit spécialement calculée, mises à part certaines contraintes spatiales d’ajustement des écritures.
L’ensemble constitue une sorte de texte mais l’alternance des couleurs et les changements de graphies rappelle l’origine diversifiée des slogans. Ces inscriptions ont été reportées à la main et à la craie sur le mur en travertin.
D’un commun accord, il a été décidé de concevoir cet entretien comme un jeu inévitablement elliptique de questions/réponses à la fois courtes et rapides.
Rappelons que ces deux artistes travaillent ensemble depuis plus de dix ans; certaines re-formulations, re-précisions, voire certaines contradictions au sein des réponses apparaîtront comme les signes du débat permanent qui anime et caractérise leur démarche.
Philippe Coubetergues. C’est quoi ?
Michel Dector et Michel Dupuy. C’est de la craie sur ce qui reste de marbre au Palais de Tokyo
C’est un texte de rue.
C’est une collecte ordonnée.
De quoi ?
De slogans.
D’inscriptions.
Ce ne sont pas toujours des slogans.
C’est politique ?
Pas toujours.
Est-ce qu’écrire «arrache ta mère» sur la poubelle d’une école maternelle est politique ?
On a choisi de ne pas mettre de noms de partis ou de nom propres.
Pourquoi ?
Pour ne pas mettre l’accent sur les personnes.
Pour que ça parle de la lutte en général.
Parce que les fonctionnements plus complexes, plus généraux du politique auraient été masqués si on s’était cristallisé sur des noms.
Vous avez changé les textes d’origines ?
Non, on a choisi des slogans sans noms propres parmi ceux que l’on a en photos.
Vous en avez beaucoup ?
Plusieurs centaines, peut-être plusieurs milliers.
On les collecte depuis plus de dix ans sous forme de photos.
On nous en envoie régulièrement sur notre site : dector-dupuy.com.
Et les couleurs ?
Elles permettent de distinguer les inscriptions entre elles.
C’est une séquence de cinq couleurs choisie au sein de la gamme réduite des craies de tableau.
On a choisi les plus lisibles, les plus contrastées.
C’est une gamme à la fois désagréable, déceptive et sucrée.
C’est un travail ironique ?
Oui, les couleurs créent une certaine tension avec le sens du texte.
Ca met de la distance par rapport au contenu.
Ca le transforme, même.
Il y a de l’ironie. Elle consiste à décevoir dans l’habituelle réception des inscriptions murales.
Ce n’est pas une ironie vis-Ã -vis des auteurs des slogans, ni des textes.
Il y a une ironie dans notre façon de faire. Il y a une certaine dérision à recopier soigneusement à la craie ces inscriptions parfois radicales et violentes de la rue.
Mais c’est direct aussi.
Direct ?
Oui, direct dans le sens où il n’y a pas véritable transformation.
C’est la réalité sans maquillage.
C’est ça et rien d’autre.
C’est plat.
Et c’est difficile à accepter, y compris pour nous.
En apparence vous cherchez une forme presque fade, anti-spectaculaire ?
Le réel est spectaculaire, il est difficile à aborder frontalement.
Au début nous nous sommes intéressés à ces slogans de manière presque involontaire.
Le réel est trop voyant pour le voir. Il faut biaiser.
Cette stratégie du fade, c’est pour le faire revenir, pas pour le faire disparaître.
Ce sont les écritures d’origine ?
Oui et non.
Nous sommes restés fidèles au contenu du texte et à sa graphie mais pas à la taille, ni à la couleur.
Vous vouliez quant même faire un texte avec des slogans collectés sur les murs ?
Pas vraiment.
On voulait seulement mettre ces slogans bout à bout sur le même plan sans volonté littéraire.
La mise en ordre organise paradoxalement le désordre de la réception.
En fait, le texte est une conséquence.
Les gens associent les mots comme ils veulent.
Comment avez-vous sélectionnés ces slogans ?
Dans un souci de diversité de tendances, de registres et de forme.
C’est un stéréotype de penser que ces inscriptions ont toutes été trouvées en banlieue.
Ils proviennent de différents endroits, des alentours des gares, des écoles, de bâtiments représentatifs de l’institution ou du pouvoir.
Ils ont été écrits à des moments différents.
Certains sont beaucoup plus anciens que d’autres.
Cet aplatissement du temps et des lieux donne une sorte d’étrangeté, d’inactualité.
Quel effet visez-vous ?
Aucun effet extraordinaire. Rien de spectaculaire.
Rien que de l’ordinaire, mais regardé, suspendu.
Suspendu ?
Suspendu dans sa visibilité, avant d’être immédiatement perçu comme contenu.
Vous neutralisez le contenu pour faire apparaître la forme ?
Oui, on cherche à utiliser ces textes comme un matériau.
Un matériau à forte teneur en réalité.
Le contenu n’est pas neutralisé, il est relativisé.
Il est arraché au jeu habituel de l’adhésion ou de la réprobation.
Etes-vous formaliste ?
C’est un travail assez formel en vérité.
Même abstrait, si on veut.
Le slogan conserve son sens, mais on n’en joue pas dans l’œuvre.
Il nous intéresse pour sa réalité tangible que l’on travaille de façon assez abstraite.
Notre sensibilité est formaliste mais on souhaite l’inscrire dans une réalité.
C’est possible, vous croyez ?
C’est le pari que l’on se donne. Mais ce n’est pas résolu.
Revenons à cette exposition dont le sous-titre est « Vers un nouvel activisme ». Etes-vous de militants ?
On l’a été sans jamais appartenir à des partis politiques.
Nous continuons à ne pas nous croiser les bras…mais sous d’autres formes.
Activistes ?
Nous ne sommes pas activistes, nous travaillons avec l’activisme.
Notre travail s’intéresse à certaines formes d’activisme.
C’est un des principaux objets de notre travail.
On s’en empare, on se l’approprie. On le déplace.
A travers ça, on manifeste notre désaccord au monde tel qu’il est.
Est-ce une forme d’activisme ?
Diriez-vous que cette œuvre est une œuvre éphémère ?
Elle ne durera que le temps de l’exposition.
De plus nous avons employé la craie, non fixée, et déjà il a fallu la restaurer un peu.
Ecrire à la craie sur du marbre, c’est un peu dérisoire, voire incompatible ?
D’un côté, il y a l’éphémère de la craie, de l’autre il y a l’impuissance du slogan.
La craie c’est un peu la mesure cette impuissance. Mais de cette puissance aussi.
C’est contradictoire ?
La réalité sociale et politique est mouvante.
La technique employée coï;ncide avec ça.
Ca tombe bien.
Est- ce que vous avez votre place dans cette exposition ?
Nous avons notre place qui est singulière, un peu en retrait malgré l’ironique monumentalité de ce mural.
On est toujours décalé dans une exposition collective.
C’est une exposition intuitive sur la question de la radicalité politique et artistique.
Nous proposons notre angle d’attaque qui n’est pas voyant.
Le style affirmatif ne nous intéresse pas beaucoup.
Entretien de Michel Dector et Michel Dupuy avec Philippe Coubetergues.