Maëlle Campagnoli. « Paris/Design en mutation » est sous titré « Portrait d’une génération ». Peux-tu nous expliquer le propos et les objectifs de l’exposition ?
Michel Bouisson. Ce qui nous importe avant tout est de brosser un état du monde, par le regard des designers, qui s’emparent des enjeux contemporains, des mutations et en font une recherche appliquée. J’ai lu quelques communiqués d’exposition, faits sans trop de discernement, où l’on valorise des projets qui vont dans le sens du développement durable sans en traiter réellement. Que cette question traverse l’ensemble des projets est une évidence. Que ce soit une préoccupation des designers aujourd’hui est une évidence aussi. Qu’elle soit une introduction possible, pourquoi pas ? Mais elle doit être enrichie de tout le reste. Les designers sont conscients de leur impact environnemental, mais en retour, ils ont un impact encore plus large sur le monde. J’aimerais vraiment que cette exposition puisse révéler une génération de designers engagés dans une réflexion politique, au sens réel du terme : le souci de la cité.
Les projets présentés sont vraiment ambitieux et complexes. Dans le catalogue d’exposition, tu développes ton propos en abordant les mutations du design sous trois axes : la marque, la trace et l’impact. Quel est l’intérêt d’une telle introduction ?
Michel Bouisson : Ce texte est une sorte d’esquisse. Je m’attache à intégrer le design dans une histoire économico-industrielle. L’évolution de cette discipline est intimement liée à celle du capitalisme. Celui-ci accompagne, depuis le début, l’activité industrielle, soit pour distinguer des produits, soit pour opérer ce qui est aussi une dimension fondamentale du design : une entreprise de séduction ou de désir. Je n’amoindris pas le design en disant cela.
Dans la France de l’après guerre par exemple, pendant les Trente Glorieuses, le design est associé à l’ingénieur, justement dans sa dimension séductrice. Il se contente de participer à la course à l’équipement, à l’acquisition de biens de consommation. Ce qui est une chose vraiment nouvelle dans l’histoire humaine. Si nous n’essayons pas de comprendre le design dans ce contexte précis, nous passons à coté de tout.
Si je te suis bien, pour comprendre le design aujourd’hui, il faut d’abord replacer la discipline dans l’histoire générale du XXè siècle. Comment y interviennent ces notions de marque, de trace et d’impact ?
Michel Bouisson. A travers la marque, la trace et l’impact, c’est en réalité la marque que je questionne. Je ne la quitte pas. Au sortir des Trente Glorieuses, au moment du premier choc pétrolier, la question de la marque devient prépondérante. Je fais l’hypothèse que celle-ci s’épanouit alors indépendamment du design, mais en utilisant les outils des sciences humaines, la sociologie évidemment, mais aussi la sémiologie. Il n’est plus question de produire mais de vendre. Naomie Klein en parle très bien dans No logo. Si on passe le côté un peu outrancier de son propos, son analyse est brillante. Elle montre que lorsqu’on a acquis ce seuil d’opulence généralisée, en tout cas dans les pays développés, le leitmotiv est : comment vendre ? La marque repose essentiellement là dessus. Comment donner confiance au consommateur ? Avec tout autre chose que des produits. Cette prise de conscience de la prépondérance de la marque s’accompagne d’une dissociation de la production de tout ce qui est immatériel. Mais les designers prennent leurs distances. Ils ont envie de développer leur réflexion. Dans les années 80, elle va se déplacer dans le champ de la création artistique, pas pour tous, mais pour beaucoup d’entre eux. C’est la post-modernité. On assiste à une espèce d’éclatement des valeurs. A nouveau tout paraît possible. L’attitude ou la posture de ces designers est cependant différente de celle des modernes. Elle ne consiste plus à se projeter vers l’avenir, mais à regarder derrière soi, en utilisant tout ce qui est à disposition, un peu comme un enfant qui assemble ses jouets les uns avec les autres. La carrière de Philippe Starck est passionnante à cet égard. D’ailleurs les designers présentés dans l’exposition le citent quasiment tous comme une figure marquante de leur parcours. Ils l’ont plus ou moins côtoyé à un moment. Certains d’entre eux, comme Matali Crasset, ont même travaillé avec lui.
Philippe Starck serait un modèle pour cette génération de designers… Pourquoi lui et pas un autre ?
Michel Bouisson. Starck survole toute cette période de manière incroyable. Même dans les années 80, dans cette décennie de grande effervescence créative, il est déjà tourné vers le marché. Il ne pense qu’à ça. Il a une espèce d’envie de puissance, parce qu’il sait que la puissance ne peut passer que par la production et la marque. Je suis peut-être un peu caricatural, mais je pense que le Tim Thom, dont Stark, avec Matali Crasset, assure à cette époque la direction artistique, est le foyer de l’émergence de quelque chose de fondamentalement nouveau. Les designers s’emparent de la sémiologie et l’appliquent au projet. C’est assez pervers comme période. Tout le monde est dans une quête (ou conquête) du sens, dans les écoles, les agences, au VIA.
C’est à dire ?
Michel Bouisson. Un peu tout et n’importe quoi… C’était assez effrayant. Mais c’est ça la puissance de la marque. Et malgré tout, des choses incroyables se sont produites, comme l’expérimentation du Tim Thom. Ils posaient des questions simples pour sortir des typologies existantes. Qu’est-ce qu’une radio ? Une télé ? Comment échapper aux schémas imposés, aux représentations figées ? A l’époque, pour une recherche passionnante, 100 projets étaient à mettre à la poubelle. On assistait aussi, malheureusement, à une massification du design. Mais cette remise au centre de la question du sens a donné lieu à une vraie ébullition créatrice, et a vraiment permis de comprendre autre chose : dès lors, l’entreprise ne reposait plus sur la production mais sur la narration, la représentation de l’univers de la marque pour laquelle il fallait s’associer des compétences nouvelles, et entre autres celles du designer. On ne savait pas trop ce qu’on attendait de lui, mais on savait qu’il pouvait apporter de la fraîcheur, du renouvellement.
Cette période de quête ou de conquête telle que tu l’évoques est-elle un préalable à la compréhension des démarches des projets présentés à la fondation EDF ?
Michel Bouisson. Oui. En fait, cette quête de sens n’a fait qu’en accélérer l’effondrement (du sens). Les années 90 sont peut-être la pire des choses qui soient arrivées au design. On est en train d’en sortir, mais je pense que le triomphe de la marque dans cette période a parfois un peu trop brouillé les pistes…
Dans le texte, tu cites d’ailleurs un extrait des propos sur Starck : « La vertu du design Starckien consiste à amplifier la valeur perçue afin d’en augmenter sa valeur économique » . Penses-tu que ce propos soit devenu une définition absolue du design ?
Michel Bouisson. Non, je pense d’ailleurs que le contraire s’est produit. Si on est arrivé à une telle répulsion pour le discours de la marque, c’est à cause, justement, d’une escalade dans l’utilisation des mots, qui a conduit à la perte de leur sens même… A un moment donné, à trop vouloir séduire on a fini par mentir.
Qu’entends-tu alors par trace ?
Michel Bouisson. La trace, c’est le sens. Elle est différente de l’empreinte, dont Michel Serres rappelle que, dans la Grèce antique, elle correspond aux initiales que les prostituées portent sous le talon de leurs chaussures, pour signaler leur présence à leurs clients. De la séduction au passage à l’acte… En ce qui concerne la trace, une interprétation est toujours possible.
Comment le public peut-il lire tout cela dans l’exposition ? Peux-tu donner des exemples ?
Michel Bouisson. Ruedi Baur, Jean Louis Fréchin et Delo Lindo travaillent sur ce qu’on appelle de manière contemporaine la question de l’identité. Ce n’est pas à prendre au sens essentialiste du terme, mais plutôt au sens de liaison. Je m’explique. Ruedi, en travaillant sur le contexte dans lequel s’insère le projet, donne une identité à un lieu. Jean Louis Fréchin, à travers cette idée d’hybridation essaie de donner une identité au monde numérique. Delo-Lindo, dans cette belle démarche qui paraît presque parfois vouée à l’échec, tente d’apporter une espèce de trace sur des objets de notre quotidien le plus commun.
Et l’impact ?
Michel Bouisson Il faut l’entendre à tous les sens du terme. D’abord, la dimension environnementale devient incontournable. Quel impact a un designer sur le monde, ne serait-ce que lorsqu’il trace un trait le matin ? Quelles conséquences a ce trait ? Mais dans la notion d’impact, il y a aussi toute une dimension critique de la part de cette génération de designers, sur la marque elle même. Comment celle-ci va-t-elle être dépassée ? On dit que le capitalisme est en crise. Je n’en suis pas convaincu. On assisterait à l’agonie du capitalisme ? Ce qui le caractérise, c’est une grande vitalité, une capacité à lutter, mue par la volonté individuelle. Qui peut dire que l’individualité va se réguler ? Il n’y a pas de raisons. Il y a des crises successives, mais ce n’est pas la fin d’un système.
En fait, il faut lire cette dimension critique pour saisir l’importance et les multiples conséquences des projets. Ces designers dessinent de nouveaux contours, de nouvelles hypothèses pour le design, pour son évolution, ses implications politiques, économiques, culturelles et même simplement créatives.
Le public a parfois du mal à comprendre, tend à associer ce qu’il voit à de l’art, notamment pour le travail de Mathieu Lehanneur. Qu’est-ce que tu en penses ?
Michel Bouisson. Je ne pense pas qu’un seul des projets présentés puisse être ambigu sur la question de l’art. Mathieu Lehanneur n’appartient pas au monde artistique. Son travail s’inscrit dans un contexte qui est celui de l’habitat. Et chacun de ses objets répond de manière précise à une fonction. Les objets ont été pensés dans une problématique, et conçus pour répondre à un besoin spécifique. Je suis d’ailleurs étonné qu’on puisse avoir ce questionnement qui pour moi n’a pas de sens. Tu ne crois pas ?
Je me fais l’avocat du diable…
Michel Bouisson. Ce type de remarques s’arrête simplement au travail formel.
N’empêche que c’est aux formes que le public est confronté…
Michel Bouisson. Matali Crasset dit justement qu’il faut se méfier de la forme et de l’esthétique des objets… En réalité, la forme et l’esthétique sont deux choses distinctes. Il peut y avoir un travail formel ou même formaliste quand il n’y a pas autre chose que de la forme. Mais l’esthétique, elle, rassemble le fond et la forme. Ce n’est pas simplement la beauté de l’objet. C’est tout ce que la forme exprime de ce qu’il est fondamentalement. Le design est une démarche esthétique, dans le sens d’une relation entre divers éléments. On en revient à l’idée de la liaison. Quand on parle du travail de machin machin, on peut dire que c’est une esthétique de l’eau et de l’air, que c’est la relation de ces deux éléments qui crée, qui constitue ces objets spécifiques, qui développe des formes et qui communique. Chez tous ces designers, la forme n’est pas donnée. Mathieu Lehanneur a été l’un des premiers à vraiment me faire saisir ça. Je l’ai vu à l’œuvre quand il réfléchissait aux problématiques de la carte blanche du Via. La forme est passée par différentes phases, et à un moment, elle est devenue juste, parce qu’elle avait trouvé son identité. Regarde la boule DB, avec ses trous…
 Le travail de Jean-Louis Fréchin, lui, tend vers la création d’une vraie identité et esthétique d’un monde numérique. Tous les objets présentés dans cette exposition pourraient demain remplir une fonction, et une fonction réelle, même pas symbolique. Ils visent tous une action sur le réel. Pas un seul n’y échappe. La démarche de François Brument remet totalement en cause le paradigme forme/ fonction. D’un souffle, tu évacues la question. En fait, ces formes peuvent justement prendre forme. Tout est mu par la volonté humaine. Je pense au travail de Jean-Marie Massaud, qui s’interroge sur l’impact environnemental du tourisme. Son Manned Cloud pourrait exister concrètement. Seulement, il coûte le prix d’un Airbus, rien qu’en développement. Imagine le coût de production !
Une conclusion ?
Michel Bouisson. Il y a une faculté à priori particulière à être designer, dans le regard, l’étonnement. Cette exposition souhaite traduire une chose importante : les designers s’emparent du bien commun. Mais ils le font avec les outils et les prérogatives qui sont les leurs. La question de l’objet n’est pas évacuée, ni celle de l’esthétique. C’est là le vrai sens de l’esthétique : donner forme au commun, pris au sens noble du terme de redonner de la forme et de remettre en jeu tout ce qui peut l’être, en tout cas pour le design. Ces designers en particulier s’y attachent. C’est ce que le public est amené à voir et à comprendre. »
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