ÉDITOS

Michel Blazy, ou la pensée végétale

PAndré Rouillé

Les œuvres «relationnelles» de la dernière décennie ont (prétendument) placé les spectateurs au même rang que les artistes. Le dialogisme n’avait sans doute jamais atteint un tel niveau en art. Le spectateur était élevé au rôle d’acteur-producteur d’œuvres-interventions, situées à l’intersection de l’art et de la vie, reproduisant dans les musées et galeries des actions banales de l’existence ordinaire: se reposer, écouter de la musique, partager une soupe, etc.
Ces œuvres-événements se font désormais plus rares, parce que l’activité des spectateurs est aujourd’hui sans doute de plus en plus sollicitée, parce que les événements mis en œuvre étaient trop modestes pour être vraiment signifiants

, parce que le dialogisme était insuffisant et les situations trop triviales pour nourrir durablement des expériences sensibles.

Avec l’œuvre de Michel Blazy, le Palais de Tokyo entérine la présence de plus en plus forte d’un autre acteur sur la scène artistique contemporaine: la nature. Le coton, les avocats, le vermicelle de soja, la purée de pommes de terre, de betteraves ou de carottes, les oiseaux en liberté, etc., se distinguent en effet des nombreux matériaux artistiques, souvent insolites, que les avant-gardes n’ont cessé d’inventer au cours du siècle dernier. Car la vie végétale confère à la nature-matériau un statut à part entière d’acteur de l’art. Plus qu’un simple matériau (composante matérielle), cette nature-matériau agit au sein des œuvres et les transforme en processus.

Pratiquement, le décor change. Les lieux de l’art ne sont plus métamorphosés en salles de repos, en studios de répétition musicale, ou en cantines comme l’avait fait Rirkrit Tiravanija lors de ses performances. Michel Blazy a, lui, transformé le principal espace du Palais de Tokyo en serre. Ce qui se traduit par une autre configuration des lieux, d’autres modes d’implication des visiteurs et de rapports aux œuvres, d’autres matériaux, d’autres régimes sensoriels — l’odeur d’une serre n’est pas celle d’une cantine où l’on cuisine, pas plus que celle d’une salle de centre d’art. Mais surtout, on a affaire à d’autres manières de faire de l’art, selon d’autres temporalités.

Michel Blazy travaille avec le vivant en laissant germer des graines et proliférer des moisissures, en composant des mixtures improbables avec du coton et de la crème-dessert au chocolat. Cela revient à placer délibérément toute son œuvre sous la législation de forces, de modes opératoires, de régimes temporels et sensibles d’un autre ordre que ceux qui ont jusqu’alors prévalu avec les autres matériaux artistiques.

Le vivant est en effet un matériau artistique qui défie la maîtrise. Si la création artistique, littéraire ou musicale passe par la tentative de maîtriser un matériau qui toujours résiste, si écrire consiste à ouvrir les mots et les phrases pour fendre les choses (Michel Foucault), le vivant impose d’autres règles parce qu’il a cette particularité d’être doté d’une autonomie — une vie propre — que les matériaux, fussent-ils réactifs, ne possèdent pas.
Devant la vie propre de son matériau végétal, Michel Blazy ne peut pas créer d’œuvre-objet fixée, ni de performance rythmée par le temps de l’action humaine, mais seulement rassembler les conditions physiques pour que des processus végétaux — germination, photosynthèse, croissance, prolifération, décomposition, etc. — s’enclenchent et se déroulent selon des tempos qui ne sont pas ceux de l’art, mais de la botanique.

Le fait que les œuvres échappent toujours à leur créateur est plus vrai encore avec l’œuvre végétale, qui est processus et non pas objet, qui prolifère et évolue à son rythme et dans ses directions et formes propres — œuvre (presque) sans auteur d’un art moins fondé sur une esthétique que sur une dynamique, comme les affectionne Marc-Olivier Wahler, le nouveau directeur du Palais de Tokyo.

La dynamique lente et silencieuse du règne végétal, qui est une dynamique cyclique de vie, de croissance et d’expansion, mais aussi de dépérissement, de pourrissement et de mort, vient se dérouler en grandes nappes horizontales et grimpantes entre les murs de ces lieux d’art et de culture dans lesquels la vie et la mort ne sont jamais que symboliques.
Avec ses végétaux, ses bactéries et ses oiseaux volant en liberté, Michel Blazy met de la vie et de la mort dans des lieux où l’on ne cesse de refouler l’une et de conjurer l’autre. Alors que les représentations sont généralement inodores, la vie et la mort végétales se reconnaissent à l’odeur que l’on perçoit dès l’entrée.
Dans l’espace-serre, on ne représente pas, on n’expose pas : ça vit, ça devient, ça croît, ça dépérit, ça meurt, ça sent. L’art a remisé ses prétentions du siècle dernier à être la vie pour, ici, se faire avec du vivant.

L’opposition massive entre la nature et la culture, entre la présentation et la représentation, est abolie, ou plutôt promise à une redéfinition. Un nouveau contrat est passé entre la nature qui, matériau vivant, vient en quelque sorte soutenir une nouvelle manière de faire de l’art et actualiser une nouvelle version des œuvres en tant que processus éphémères et périssables, aux antipodes des traditionnels objets pérennes de l’art.
Il n’est pas indifférent que la nature vienne ainsi à la rescousse de la culture, au moment précis où celle-ci est bousculée par le chaos croissant du monde. Mais cette rencontre, dans les lieux de l’art, intervient également à un moment de grande faiblesse de la nature, qui est menacée comme jamais par l’action des hommes.

C’est en fait un état utopique du monde qui est esquissé par les moyens de l’art, par une pensée sensible qui vient relayer les pensées discursives dont nous vivons en ce début de millénaire les limites et, à plus d’un égard, la faillite.
Longtemps ignorée ou méprisée, cette pensée sensible de l’art et des artistes nous fait éprouver, dans l’entrecroisement de nos sens, d’autres façons d’aborder notre «chaosmos» (Félix Guattari).

André Rouillé.

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Vue de l’exposition Post Patman au Palais de Tokyo, 1er févr.-6 mai 2007. Courtesy Palais de Tokyo. Copyright Marc Domage.

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L’article d’Isabelle Soubaigné dans paris-art.com

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