L’ultime exposition du Centre national de la photographie, avant fermeture définitive, propose une réjouissante mise en perspective de quatre décennies d’Art charnel. Orlan, unique prêtresse de cet art à forte teneur rituelle, en a énoncé les principes dans un court manifeste, dont les accents subversifs sont dignes des avant-gardes d’antan. S’il y est question d’un « travail d’autoportrait », celui-ci tourne le dos à toute quête identitaire, les processus de « défiguration et refiguration » visant plutôt à capturer des identités possibles, et iconoclastes, dans le flux mouvant de leur multitude.
Photographies et vidéos retracent le parcours, et ses chemins de traverse, pour en montrer la ferme cohérence, autour de ce corps qu’il s’agit de libérer de l’étau des contraintes esthétiques, morales, religieuses, mais aussi naturelles. Cela commence par les débuts de l’artiste, dans les années soixante, quand, jeune femme résolue, elle réinventait devant l’appareil photo les poses académiques du nu féminin, et se finit en feux d’artifice jubilatoires qui embrasent têtes de mort et visage-logo de l’artiste (grosses lunettes cerclées, tempes cornues, et chevelure bicolore) en un « memento mori épicurien », de 2003.
Mais ces images disent aussi combien l’œuvre est ailleurs. Ce sont Les Méthodes de l’artiste qui sont ici inventoriées. Et la photographie, « moyen technologique de notre temps », s’il en est, y tient une place décisive. Non comme finalité des processus créatifs, bien qu’il y ait aussi des « photos-photos », comme les qualifie Orlan, mais comme opérateur, tous azimuts, et multifonctionnel. L’œuvre est en effet imprégnée de par en par des paradigmes du dispositif photographique, et de la mémoire visuelle collective qu’il a contribué à produire.
Le musée imaginaire d’Orlan regorge d’extases et de drapés baroques, de Vénus, d’odalisques, et de l’art extra-européen qui a tant fasciné les avant-gardes du siècle dernier. Autant d’images véhiculées par la photographie, et photographiquement réincarnées par Orlan. Si son corps, son visage, sa propre chair, sont bien les matériaux premiers, la photographie fait office d’outil de re-modelage des apparences.
Selon des modalités multiples et variées. La séquence, par exemple : lors d’un Strip-tease occasionnel, Orlan-Madone, baroque et nourricière, se métamorphose, image après image, en une Vénus botticellienne, profane et érotique. La photographie, comme modèle, et objet de morphing et de fusion, est à la base de toutes les transformations, virtuelles ou réelles, de l’apparence physique de l’artiste. La série des Self-Hybridations africaines, de 2003, est à cet égard stupéfiante de familière étrangeté. Orlan, tempes bossues comme signature, y irradie de son regard limpide, photographiquement inaltéré, des visages-masques, venus d’autres mondes.
Parfois, la photographie se substitue au corps même (Se vendre sur les marchés par petits morceaux, 1976-1977), ou bien elle cache en exhibant, et inversement (S’habiller de sa propre nudité, 1977). Le Baiser de l’artiste cumule ces deux usages. Sur le piédestal de l’installation qui fut le théâtre de la performance, trônent deux photographies, l’une d’Orlan en vierge baroque à la Bernin, et l’autre du tronc nu de l’artiste, derrière lequel elle prenait place pour vendre ses baisers. L’œuvre scandaleuse enfonçait un coin sans compromis dans l’hypocrite déni catholique du corps — « Un baiser ou un cierge, pour le même prix ! » —, et dénonçait les compromissions vénales de l’art — « Une œuvre d’art conceptuel à la portée de toutes les bourses! » —, au sein même de son temple marchand (Le Baiser de l’artiste, Fiac au Grand Palais, 1977).
La photographie est aussi ce qui reste des performances par nature éphémères. Elle les documente, et les pérennise, et, finit par s’y substituer. Aux actions de MesuRage des institutions comme aux opérations chirurgicales, conservées dans des tableaux-souvenirs. Menées à fin de modifier la plastique du visage de l’artiste en y fondant des fragments éclectiques de visages éternels de l’art, et ainsi se jouer de tout idéal esthétique, elles donnent lieu à des mises en scènes orgiaques, hautes en couleur, dans des salles d’opération vert fluo (on les croyait blanches et aseptisées), où se mêlent joyeusement agapes, mascarades et carnavals. La photographie témoigne aussi des résultats de ces interventions, plus durables que les performances parce qu’inscrites dans la chair, mais, comme elle, périssables.
Les grands tableaux photographiques aux envolées célestes de Sainte-Orlan, sainte hérétique, déjà sorcière sur le bûcher, ont également une fonction documentaire, revendiquée jusque dans les titres. Ils révèlent dans le baroque et ses drapés tonitruants, dans les postures et les gestuelles de l’exaltation religieuse, toute l’ambiguïté de la conception chrétienne qui nie, en la mimant, la volupté charnelle.
« Le bien et le mal, le laid et le beau, le passé et le présent, le naturel et l’artificiel » sont des catégories qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre, selon Orlan. Les identités d’aujourd’hui sont au contraire devenues inclusives. Et la photographie, forte de sa transparence et des flux infinis de ses images, transgresse les limites, du public et du privé, du dedans et du dehors, du caché et de l’exhibé. C’est un opérateur conjonctif efficient, au service du projet de l’artiste, en résonance avec l’effritement, voire l’effondrement, des bipolarités politiques, sociales, culturelles, morales, et sexuelles.
Un peu à part dans l’exposition, avant la salle des films qui n’existent que par leurs génériques et quelques photographies (encore elles, comme prêtes à s’animer et à donner vie au film), un remake (photographique), version mâle, de L’Origine du monde de Courbet : même drapé, même couleur, même lumière et même cadre, sur une verge en érection, pour une Origine de la guerre. L’autre versant de l’humanité. La naissance ET la destruction. La vie ET la mort. Mais que l’on ne s’y trompe pas, le renversement provocateur est aussi un clin d’œil plein d’ironie (à l’histoire de l’art, et à ce regard masculin qui a soumis le corps, et l’esprit, féminin au cours des âges). Ironie qui irrigue l’ensemble de l’œuvre. Cette exposition du Centre national de la photographie rappelle, si besoin était, que chez Orlan, la chair n’est pas triste, loin s’en faut.
Orlan
— MesuRage d’institutions : Musée Saint-Pierre de Lyon, 25 avril 1979. Performance. Vidéo noir et blanc. 17’ 30.
— MesuRage de la place Saint-Lambert à Liège, Belgique, 1980. Performance. Photo couleur. Tirage 2004.
— Tryptique du MesuRage d’institution, musée Saint-Pierre, Lyon, France, 1979.
— Étude documentaire : le Drapé – le Baroque n°32 ou Vierge blanche aux deux colonnes et deux colombes, 1979-1980. Photo couleur.
— Étude documentaire n°1 : le Drapé – le Baroque ou Sainte Orlan avec fleurs sur fond de nuages, 1983. Photo couleur.
— Madone au garage en assomption sur vérin pneumatique, 1990. Photo couleur.
— Madone au démonte-pneu, 1990. Photo couleur.
— Madone au garage réparée par son commissaire même avec clé de 12, 1990. Photo couleur.
— Sainte-Orlan au garage disparaît au final dans un vent paraclet, 1990. Photo.
— Skaï and Sky et vidéo, Vierge noire manipulant une croix blanche et une croix noire n°14, 1983. Photo couleur.
— Skaï and Sky et vidéo, Vierge blanche et noire en assomption sur un moniteur jouant des pistolets, 1983. Photo couleur.
— Skaï and Sky et vidéo, Vierge noire au pied ailé en assomption sur un moniteur vidéo n°9, 1983. Photo couleur.
— Skaï and Sky et vidéo, Vierge blanche montrant le deuxième sein sur fond de briques jaunes ou Sainte Orlan en assomption sur un moniteur vidéo n°1, 1983. Photo couleur.
— Skaï and Sky et vidéo, Vierge blanche montrant le deuxième sein sur fond de briques jaunes ou Sainte Orlan en assomption sur un moniteur vidéo n°2, 1983. Photo couleur.
— Orlan-corps – Sainte Orlan, 1979. Vidéo noir et blanc. 14’.
— Etude documentaire : le Drapé – le Baroque, 1980. 10 photos noir et blanc.
— Etude documentaire : le Drapé – le Baroque, Sein unique : monstration phallique, 1983. Photo noir et blanc.
— Etude documentaire : le Drapé – le Baroque n°20, 1978. Photo noir et blanc.
— Etude documentaire en marbre : le Drapé – le Baroque, Buste d’Orlan en Sainte Orlan, 1978.
— Opération-chirurgicale, performance dite Opération réussie, 8 décembre 1990. 4 photos couleur.
— 9e Symphonie en jaune fluo et majeur, La conversation, 14 décembre 1993. 1 photo couleur.
— Opération masquée chez Cheri’s bloc, 1986. 9 photos noir et blanc.
— Photographie illustration du manifeste de « L’Art charnel » ou Sourire de plaisir en voyant son corps ouvert sans en souffrir, 21 novembre 1993. Photo couleur.
— Réincarnation de Sainte Orlan ou Images nouvelles images, 6 juillet 1991. Photo couleur.
— Sculpture et piédestal du Baiser de l’artiste, distributeur de baisers automatique ou presque ! Service soigné, vous conviendra… grand luxe… ne vous censurez pas !, 1977.
— Le Baiser de l’artiste, 1977. Photo noir et blanc de la performance au Grand Palais, Paris.
— Le Baiser de l’artiste, le distributeur automatique ou presque ! , 1977. Photo noir et blanc.
— Self-hybridation africaine – Profil de femme Mangbetu et profil de femme Euro-stéphanoise, 2000.
— Défiguration-refiguration – Self-hybridation précolombienne n°2, 1999.
— Refiguration – Self-hybridation n°28, 1998.
— Self-hybridation africaine – Masque de la société d’initiation Fang, Gabon et visage de femme Euro-stéphanoise, 2003.
— Self-hybridation africaine – Masque tricéphale Ogoni du Nigeria et visage de femme franco-européenne, 2002.
— Self-hybridation africaine – Cimier ancien de danse Ejagham, Nigeria, et profil de femme Euro-stéphanoise, 2002.
— Self-hybridation africaine – Masque Janus Ekoi Nigeria et visage de femme euro-forezienne, 2003.
— Self-hybridation africaine – Masque Mbangu moitié noir moitié blanc et visage de femme Euro-stéphanoise avec bigoudis, 2003.
— Self-hybridation africaine n°30, 1999.
— L’origine de la guerre, 1989.
— Bande annonce du film à partir de l’affiche Oscillations, 2001.
— Le Plan du film. Narcis, générique n°29, 2001.
— Le Plan du film. Oscillations, générique n°25, 2001.
— Le Plan du film. Mesas, générique n°30, 2001.
— Le Plan du film. Catharsis, générique n°27, 2001.
— Le Plan du film. Body, générique n°28, 2001.
— Le Plan du film. Le Baiser, générique n°32, 2001.
— Le Plan du film. Corporis fabrice, générique n°25, 2001.
— Le Plan du film, 2001. Bande sonore du film qui n’existe pas.
— Cependant… oui mais et coup de donc, 2004. Installation vidéo. 3 Projecteurs. 10 min. Bande son originale Frédéric Sanchez.
— Omniprésence New York – Omniprésence II. Orlan Paris New York, 1993. Vidéo. 40 min.