20h30. La petite scène du Théâtre de l’étoile du nord, noyée dans la pénombre, s’improvise en laboratoire de fortune — lieu d’études et de travail sans identité précise, qui évoque tout à la fois l’atelier d’artiste, le bureau d’architecte, l’officine du chimiste ou du sorcier… En arrière plan, une table semble porter les traces invisibles de dissections passées, d’inventions diaboliques où une « science sans conscience » s’acharnerait à rivaliser avec dieu dans ses attributions démiurgiques.
Si l’ombre de Victor Frankenstein plane sur les lieux, la créature du roman de Mary Shelley n’est encore qu’une masse inerte, une housse de violoncelle vide abandonnée au centre du plateau, éclairée faiblement par une lueur d’arrière cour. Puis, subitement animée, la carcasse de l’instrument laisse s’échapper l’instrumentiste : un violoncelliste dans son plus simple appareil, avec deux ouïes tatouées au creux des reins, version masculine de la célèbre photographie de Man Ray. Surpris, amusés, on assiste à cette métamorphose d’essence cosmogonique comme il s’agissait de la naissance du son.
Dans les Métaphormose(s) de Nicolas Hubert, qui viennent de jouer là leur premier acte, la lumière participe à la transformation des objets et des corps, à la transgression — démoniaque ! — des frontières naturelles entre les espèces. Dans l’obscurité, les présences se devinent plus qu’elles ne se donnent à voir, s’imaginent. Nouveau venu sur la scène, un personnage surgit pour disparaître aussitôt et réapparaître en un endroit autre, modulant notre perception de l’espace, perturbant le temps dans sa course linéaire.
Dissimulé sous la table, explorant bientôt les possibilités spatiales de cette dernière — dessous, dessus, sur —, il change de physionomie selon l’inclinaison d’une lampe de bureau manipulée par notre musicien soliste. La lumière (ou son absence) grignote les contours de son corps et crée une série de monstres : être bicéphale, homme tronc, oiseau improbable, créature hybride entre la machinerie grinçante et l’animal. Un bestiaire, merveilleux et inquiétant, nourri par une scénographie illusionniste qui rappelle cet « art trompeur » des spectacles populaires : lanterne magique, « fantasmagories » du magicien Robertson, trucages cinématographiques de Méliès…
Sur les directives du musicien, le danseur (Nicolas Hubert en personne) explore des espaces délimités, partiellement clos : la table, tout d’abord, puis l’intérieur d’un cercle tracé au sol, où son mouvement, soumis à cette contrainte nouvelle, s’adapte à la dynamique giratoire. Enfin, prisonnier d’un ring, il se plie à la volonté de son poing droit, qui, nouveau centre de gravité du corps, le ramène indéniablement vers le sol, matérialisant la violence de nos pulsions inconscientes.
D’abord privé de l’usage de ses jambes, rampant ou roulant sur la tête, Nicolas Hubert finit par se relever, retrouvant la digne bipédie de l’homo sapiens. Une évolution toute darwinienne, qui est aussi conforme à la définition scientifique de la métamorphose, en tant que « passage d’une forme larvaire à une forme juvénile ou adulte ». Comme si l’homme en se transformant, devenait un autre lui-même, à la manière du « deviens ce que tu es » de Nietzsche, et que cette métamorphose trouvait son carburant dans l’art lui-même.
Durée : 55 min
— Chorégraphie, scénographie et interprétation : Nicolas Hubert
— Musique directe : Camille Perrin