Plus ou moins militantes, plus ou moins désincarnées, les œuvres du trio proposé par Suzanne Tarasiève jouent sur moult registres. Les dessins de Pablo Alonso sont révélateurs du climat politique, social et culturel en
ce début de XXIe siècle. Une overdose d’images, un déluge d’informations et un constant martèlement médiatique conduisent à des monstruosités et des aberrations.
Tout explose, des santiags texanes piétinent le cerveau de l’humanité, la réalité et le mensonge se perdent l’un dans l’autre. Cet éclatement des frontières entre le réel et l’irréel, Pablo Alonso le traduit astucieusement grâce à la technique de l’aérographie.
Une partie de ses dessins est figurée par un tracé net et précis correspondant
régulièrement aux vestiges de la vérité. Le reste s’apparente à une photographie floue et imite la nébulosité de l’état actuel du monde.
La fusion du faux et du vrai engendre une tension pré-apocalyptique, une angoisse permanente et irrépressible.
Des menaces diverses s’infiltrent sournoisement dans notre quotidien tout comme elles s’infiltrent dans l’œuvre de Pablo Alonso. Régulièrement, son atelier devient théâtre pour d’effrayantes apparitions. L’artiste se
représente de dos et semble peindre en temps réel l’impressionnant désordre qui s’orchestre derrière lui.
Des militaires à la gâchette facile viennent restaurer l’ordre, des marchands d’art nigauds à têtes et cervelles d’oiseaux dérobent une peinture.
De cette manière, Pablo Alonso ne manque pas de rappeler le quarante troisième Caprice de Goya : des chouettes aux regards hallucinés, des chauves-souris menaçantes et des félins inquiétants assaillent le peintre assoupi. Le sommeil de la raison engendre des monstres.
Ainsi, Pablo Alonso accuse à son tour le sommeil de l’artiste, trop immergé dans sa peinture pour faire entendre sa voix, trop focalisé sur son
monde intérieur pour asseoir son autorité aussi bien sur la scène artistique que politique. L’art ne peut pas se permettre de compter dans ses rangs des témoins passifs et blasés, tel est le message qui pousse le spectateur à s’interroger sur sa propre responsabilité au sein de la société contemporaine.
Contrairement à celles de Pablo Alonso, les métamorphoses d’Alkis Boutlis sont confinées dans l’espace de l’esprit, et pour les contempler, il est nécessaire de s’aventurer sur les chemins sinueux de son imagination. Si la présence d’influences extérieures est indéniable, les ondes parasites ont été englouties, digérées et recyclées.
Bâtissant une mythologie unique qui comporte sa part de rêve, de sexe et d’horreur, Alkis Boutlis manie la gouache et l’aquarelle pour inventorier des créatures chimériques adoptant par moments des allures de personnages de Disney ou de Tex Avery dépouillés de leur naïveté.
Se plonger dans cette œuvre revient à réaliser un périple onirique à travers un monde aussi effrayant qu’émouvant, violent et paradoxalement fragile.
Les dessins élégants et mystérieux d’Alkis Boutlis exercent un pouvoir d’attraction irrésistible. L’artiste se concentre plus particulièrement sur sa propre représentation au sein de sa création par le biais de plusieurs autoportraits qui soumettent son corps aux expériences identitaires.
Parallèlement, la présence de la couleur se fait de plus en plus significative, le bleu et le vert illuminent les dessins, longtemps dominés par le noir. De nouveaux motifs dentelés font leur apparition pour ajouter davantage de douceur, pour ne pas dire de féminité, sans pour autant mettre
ces labyrinthes de l’imaginaire à l’abri de visions cauchemardesques.
Les métamorphoses au sein de l’univers de Sophie Debieuvre revêtent des allures plus végétales, plus paisibles et plus décoratives. La musique, l’architecture, les bribes de conversation sont autant d’influences que l’artiste absorbe pour donner naissance à ses petites sculptures en forme d’ectoplasmes et ses dessins.
Elle esquisse instinctivement des formes à l’huile, à la nacre et à la peinture en bombe sur l’aluminium. Le support hypnotise par sa brillance, la peinture par ses irisations. Le résultat, simplifié à l’extrême, s’apparente à des parures minérales.
Quant aux titres que Sophie Debieuvre attribue à ses œuvres, ils interpellent
immanquablement. Longs de plusieurs lignes, obscurs voire ouvertement
hermétiques, ils complètent la peinture une fois celle-ci achevée tels des motifs à part entière. Ils se considèrent comme une réflexion ou une divagation poétique en réaction aux représentations matérielles.
Ces titres mystérieux révèlent également que l’esprit créatif de Sophie Debieuvre se nourrit de poésie contemporaine. Les références à Samuel Becket, à Emmanuel Hocquard ou à Christophe Tarkos fleurissent ici et là .
Un troisième élément est indispensable aux œuvres : le spectateur. En effet, le choix de l’aluminium comme subjectile n’est pas anodin. Sa surface réfléchissante permet à celui qui s’en approche de mêler son ombre aux métamorphoses qui s’y produisent. Et ces métamorphoses sont celles de la matière.
La texture se concentre, puis s’écoule, respire et évolue. Telle une entité mutante et paranormale, elle semble se modifier constamment. Les formes à peine suggérées permettent toutes les interprétations, ouvrent la voie à toutes les possibilités. Et l’on touche ici au point sur lequel les Å“uvres des trois artistes sont unanimes : à la croisée des chemins, toutes les évolutions sont imaginables, toutes les voies mènent à l’inconnu.Â
Alkis Boutlis
— Sans titre, 2005. Aquarelle, acrylique et huile sur papier. 120 x 120 cm
— That’s All Folks, 2005. Gouache et aquarelle sur papier. 56 x 76 cm
Pablo Alonso
— Common Sense, 2005. Acrylique et polyuréthane sur toile. 230 x 160 cm.
— Ruinas, 2001. Encre et acrylique sur papier. 88 x 123 cm.
— Gigante, 2005. Acrylique et polyuréthane sur toile. 230 x 160 cm.
— Schnappschuss, 2001. Encre et acrylique sur papier. 88 x 123 cm.
Sophie Debieuvre
— Loon, 2005. Huile, nacre, silicone, paillettes, peinture en bombe sur aluminium. 100 x 80 x 3,5 cm.
— Blind In One Eye, 2005. Huile, glycero sur aluminium. 80 x 60 x 3,5 cm.