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Memory

Il y va d’un processus d’anamnèse, d’une plongée dans une mémoire douloureusement enfuie, marquée dans les corps et les consciences, mémoire d’une période d’exaltation hystérique et de violences inouïes, maintenant refoulée par l’histoire officielle, la Révolution culturelle des années 1960 en Chine.

Le dispositif est minimal, d’une simplicité qui séduit. Une énorme toile de moustiquaire crée un espace privatif, d’intimité, qui à la fois protège ou occulte (par ses toiles) et dévoile (par sa transparence), membrane et enveloppe qui peut se transformer en écran de projection d’une mémoire en train de se tisser. Une écriture fleuve va l’envahir dans une déferlante de mots, d’idéogrammes. La parole jaillit, légèrement décalée, pour que nous puissions sentir la personne, écouter son timbre : c’est la voix, voilée et véhémente dans ses constats impitoyables, de l’écrivaine tisseuse, voix directe et parfois violente, cynique, ouverte à l’humour absurde du réalisateur (qui, plus tard, gagnera le plateau avec un WC sur le dos, débordant de papiers d’identité et des billets de banque).

L’idée de cette création est également juste dans sa simplicité : réunir trois personnalités fortes, ayant choisi l’expression personnelle comme mode d’existence, chacun à travers un média de prédilection : une écrivaine, un réalisateur vidéaste et une danseuse- chorégraphe. Plusieurs voix, plusieurs textes, récits, souvenirs, témoignages, plusieurs types d’images aussi – archives, photos de famille, films et tracts de propagande, séquences documentaires, bouts de ballets révolutionnaires — tissent la matière de Memory.

La danse sous-tend les 8 heures de la performance, les ponctue d’une régularité cyclique. Au tout début, nous devinons Wen Hui, derrière les doubles voiles de la moustiquaire, figée dans l’immobilité d’une statue de la dynastie Ming. Sa danse consistera en une avancée pénible vers l’avant de la scène, d’une lenteur insoutenable, comme un spasme muet, une respiration étouffée, entravée, qui irrigue les textes et les images et se poursuit avec obstination. Avancée en ligne droite toujours recommencée, tel le travail de la mémoire, telle la démarche d’un Sisyphe oriental, dont la seule contrainte est de ne jamais franchir le voile de la moustiquaire qui ouvre vers le public.

A certains moments, la danse réunit les trois protagonistes dans des tableaux de ballets révolutionnaires. Ils exécutent une chorégraphie synchronisée, réplique de l’écran sur lequel passent des archives. Derrière le reflet de la moustiquaire, ils suivent les mouvements et s’efforcent de tenir le rythme. L’image devient épaisse dans sa transparence même – elle renvoie aux corps qui sont en train de performer et la synchronisation problématique pointe vers l’immense décalage et l’absurdité de ces mouvements-images, la violence faite aux corps et aux personnes.

L’étonnante qualité expérientielle de cette création vient de la manière dont elle réussit à instaurer une temporalité spécifique. Les 8 heures de la performance sont structurées en rythmes cycliques dans une évolution pourtant linéaire. Cette écriture complexe, entretisse vidéo, performance, danse, récit et parole. Elle va dans le sens d’un climax de l’impensable. Les chapitres numérotés des Mémoires de Feng, constitués de bribes de narration — le père jeté en prison lors de la Révolution culturelle, la pauvreté extrême qui s’en suit et « les trois choses » (montre, bicyclette, machine à coudre) — marquent une évolution vers la genèse de l’écrit, ce processus de « nettoyage », nécessaire pour qui a « grandi dans les vents puants et les pluies de sang ».

Il y va de même pour le documentaire 1966. Quand j’étais Garde Rouge. Le vidéaste parle avec lucidité des énormes difficultés rencontrées lors de la réalisation de son film. Même s’il livre des séquences sorties directement de la table de montage, comme pour s’affranchir de la linéarité, il suit le fil historique à travers les témoignages et amène la charge émotionnelle à un point culminant par les récits de la rencontre avec Mao, « le soleil rouge de nos cœurs ». Le choix des images d’archives marque ce même développement, des images « innocentes » d’une enfance patriotique idéalisée, gros plans de visages candides, souriants et rondelets, aux images inquiétantes, plus tard insoutenables, des foules déchaînées, prises dans un transport hystérique débordant en violence meurtrière.

Cette création nous conduit sur le chemin de la difficile émergence d’un souvenir à la première personne, dans une lutte à corps perdus contre la toute puissance d’un souvenir collectif, preuve de combien un système totalitaire peut aller loin dans l’anéantissement de la personne humaine.

— Chorégraphie : Wen Hui

— Musique : Wen Bin

— Lumière : Edwin Van Steenbergen
— Films d’animation : Hao Zhiqiang

— Costumes : Shang Xiuzhen
— Photographes : Ricky Wong, Odette Scott

— Dramaturgie et vidéo : Wu Wenguang
— Avec : Feng Dehua, Wen Hui, Wu Wenguang

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