Le spectacle est découpé en trois chorégraphies avec comme trame artistique, le rapport à l’espace. Un rapport qui est découpé selon des axes corporels et intimistes. Corporels en faisant des mouvements, les témoins à la fois d’une élasticité ou d’une rigidité des danseurs. Intimistes par les expressions des danseurs qui sont la marque d’un contexte scénographique alternant la chaleur humaine et la froideur mécanique.
Dans Mémoires d’oubliettes du chorégraphe Jiri Kylian, les mouvements des bras sont légers et aériens avec des arrêts brusques. Par leur rythme intentionnellement cassé, les bras volent au danseur la maîtrise de son corps. Ils semblent lui échapper comme mus par une force extérieure. Ces arrêts, qui bloquent les mouvements, font paradoxalement du corps le lieu de leur origine et de leur fin. La chorégraphie se déploie dans un espace scénique limité, presque intimiste dans lequel les danseurs sont suffisamment proches pour que l’identité du couple existe à égalité d’espace, de corps et de mouvements.
Paradoxalement, une dichotomie sépare le corps et l’esprit avec ces arrêts qui brisent l’élasticité des corps. D’aériens comme des gaz, souples et fluides comme des liquides, ils deviennent «solides» et compacts. Mémoires d’oubliettes est composée de duos dans lesquels les danseurs sont dans une homogénéité corporelle.
Le deuxième moment du spectacle, Solo echo, est de toute beauté, dans la même tonalité corporelle que Mémoires d’oubliettes. La force est dépassée par l’élégance et la grâce. L’Autre, le partenaire de danse, devient ce lieu dans lequel le danseur trouve son harmonie. En résonnance avec la précédente chorégraphie, Solo echo est une belle poésie gestuelle dans laquelle le corps rentre en osmose avec son environnement.
Progressivement, cet espace devient contrainte dans Shoot the Moon. Le rapport à l’Autre qui était fait de touchers et d’appuis devient vacuité. Les mouvements se trouvent presque sans vie, comme happés par un espace qui ne fait plus du danseur l’élément central. La scène devient inhumaine et froide dans une scénographie composée d’appartements tournants. Le toucher est comme interdit. Les danseurs sont frappés d’immobilité. La chute, inhérente à la danse contemporaine, est inexistante. La scène s’impose au danseur qui devient un élément presque périphérique, sans vie, comme étouffé. Aucun lien n’est établi entre les danseurs. Les rapports sont centrés sur un ailleurs, lieu géométrique scénique, qui dépossèdent le danseur de son identité. Les mouvements sont pleins de rigidité, comme si le corps ne parvenait plus à prendre possession de ses parties qui ont fait du mouvement l’axe majeur de la danse contemporaine. Paradoxalement, le regard est happé par la présence «absente» des danseurs. Et la scène devient l’élément «vivant» de la chorégraphie avec les appartements qui tournent.
Aucune intimité n’existe entre les danseurs en raison du regard omniscient de caméras. Les mouvements sont presque mécaniques, mais cette fixation porte toute la froideur de l’atmosphère scénographique. Dans Shoot the Moon les mouvements laissent apparaître une parité sexuelle peu sujette à l’égalité, la femme et l’homme étant placés dans une dynamique d’affrontement. La Ville fait de ce rapport un déséquilibre permanent. La gestuelle est superbe dans les solos où les mouvements sont hachés, cassés comme si le corps, éduqué par la société, perdait de sa fluidité. Les mouvements semblent protéger le danseur de l’Autre, ce partenaire et qui est devenu, dans Shoot the Moon, une présence absente.
Les rapports sont dans une dualité non partagée. L’Indifférence est marquée au travers d’une chorégraphie nourrie de mouvements beaucoup plus «statiques». A l’opposé des deux premières chorégraphies qui donnaient un aspect gémellaire aux mouvements, Shoot the Moon sépare, divise, enferme les danseurs. Un homme est accroché au mur. Un autre attend au rebord de sa fenêtre. Le public entre dans l’intimité d’un couple de danseurs que tout sépare. Ils ne se regardent pas, ne se touchent pas. La courbure des mouvements a été chassée par les angles. L’espace scénique, ouvert et aéré dans les deux premières chorégraphies, devient prison et enfermement. La scénographie fait penser aux tableaux d’Edward Hopper avec la froideur et la géométrisation scénique des appartements. Les chorégraphes Sol León et Paul Lightfoot font de l’espace l’axe central autour duquel les danseurs essaient de prendre place en s’y confrontant. La communion n’est pas de mise. Artistiquement, c’est très réussi.
Suivant les chorégraphies, ces mouvements et ce rapport à l’espace sont liés à un contexte scénique, dans des espaces clos ou ouverts. La gestuelle des membres supérieurs sont en écho à ces espaces, fluides quand l’espace est ouvert, et anguleux voire géométriques quand l’espace est fermé. De celle-ci, les danseurs deviennent les témoins d’une « société ». Société créée par un rapport intimiste et chaleureux, quand ce lien est entretenu par les danseurs ou froid, distant et mécanique quand ce rapport est nourri par un environnement scénique. Le corps devient l’écho d’un espace plein et libre quand il se nourrit d’une présence humaine. Ou aliéné quand il dépend d’un objet scénographique. «Je suis l’Autre» dans Mémoire d’oubliettes et Solo echo devient «l’Un ou l’Autre» dans Shoot the Moon. Nederlands Dans Theater retrace superbement les différents rapports entre la scène et les danseurs avec ses trajectoires, ses émotions ou ses rebuts qui font de la Danse un univers artistique à plusieurs dimensions.