Taysir Batniji, Édouard Boyer, Joan Fontcuberta, Caroline Froissart, Trevor Gould, Présence Panchounette, Hugues Reip
Mauvaise pente
Il est habituel de considérer que l’innovation essentielle de l’art moderne a été l’ajout d’éléments issus de la réalité quotidienne aux matériaux et techniques proprement artistiques: en 1912, le fameux collage de Picasso, Nature morte à la chaise cannée, et l’année suivante, le premier ready-made de Duchamp consistant à fixer une roue de bicyclette sur un tabouret, sont depuis un siècle valorisés au titre de révolutions majeures ayant permis à l’art d’ouvrir de nouvelles voies à la création, comme à de nouvelles façons de voir le monde quotidien. L’art contemporain est, dans beaucoup de ses productions, redevable à cette manière de considérer l’imbrication de l’art et du réel le plus banal.
La remarque incidente que Vladimir Nabokov fait énoncer à son insupportable Charles Kinbote, au détour de l’un des innombrables tunnels creusés dans son roman Feu pâle, invite à examiner de manière critique ce «stratagème» de la «réalité», dont l’œuvre d’art moderne ou contemporain a cherché à se «rehausser», mais dont elle a peut-être, dans bien des cas, «failli»! La tentation de la réalité n’est-elle pas quelquefois une «mauvaise pente» pour l’artiste qui, tel le savant créateur de la théorie de la relativité (Einstein-Eystein, la puissance du cerveau et de l’œil servant un même objectif) chercherait exclusivement à élucider la réalité extérieure et commune, plutôt qu’à créer une «réalité spéciale», celle de l’art proprement dit, une réalité singulière avant tout.
Réunissant des pièces récemment acquises par le Frac, l’exposition examine quelques façons d’intégrer la réalité ordinaire dans les œuvres: éléments provenant du monde industriel ou naturel, images documentant des faits politiques ou divers, commentées par un texte ou conservées en l’état, simples détournements de formes issues d’autres domaines. Les manières d’aller chercher dans la «réalité la plus commune» le matériel de l’art, ou d’y renvoyer de façon très directe, sont devenues si nombreuses avec le développement des techniques (notamment des enregistrements) que personne ne met plus en question cette «contamination» de l’art par la réalité. Et pourtant, il faut bien que la création soit autre chose que le réel, faute de quoi on ne pourrait pas l’en distinguer. En quoi consiste dès lors l’écart entre «art» et «réalité»?
L’art contemporain se casse-t-il le nez sur la réalité? Ou bien est-il composé d’une diversité d’éléments dont ceux de la réalité quotidienne ne sont qu’une faible partie, destinés à s’agencer avec d’autres dimensions, imaginaires, symboliques, poétiques, voire philosophiques? Le Clown Complex de Trevor Gould, faisant tourner sa triple figure hébétée au milieu de l’exposition «Mauvaise pente», entraînera le spectateur à considérer l’art de multiples façons. Elle le rassurera de facto sur la gravité d’une situation qui n’est peut-être pas si désespérée et que certains, fatigués par tant de réel et de banalité, déplorent.
Emmanuel Latreille