Philippe Durand
Mauvaise herbe
Depuis 1994, Philippe Durand construit un corpus photographique qui, en s’étendant, s’affine, jusqu’à se déterritorialiser. Ce qui était latent devient manifeste pour «Rust and flowers» présentée au sein de «Mauvaise herbe» où se rejouent des motifs déjà vus qui viennent s’immiscer dans une nouvelle zone géographique, celle de Chicago, tout un vocabulaire issu du tissu urbain se mêle à ces deux nouvelles entrées que sont la rouille et les fleurs.
«Mauvaise herbe» qualifie l’ensemble de ses nouvelles photographies, ce terme renvoie à tout un champ de savoir et de culture, loin de la mise au carreau et de l’ordonnancement prescrits par la loi, celle d’une production agricole ou horticole industrialisée, par exemple. Il accompagne et s’articule davantage à une vision où l’expression s’arrange des imperfections et y cherche une expérimentation de la différence.
Le premier terme détermine un jugement dans l’absolu dont on connaît la faiblesse grâce à d’autres formes de connaissances et le second est tellement et terriblement généraliste qu’il garantit, au contraire, un intérêt accru pour cette végétation, celle des simples. Cette mauvaise herbe, on le voit nettement chez Philippe Durand, arrive à pousser malgré tout, malgré sa mise à l’écart, son mauvais entretien. Elle sort d’un sol que l’on croyait à tout jamais perdu pour la fertilité et que seuls les naïfs croient encore potentiellement productif.
En nommant ainsi tout cet ensemble de photographies, Philippe Durand va plus loin que le simple constat et prend position pour le naïf. Cette posture en dit long sur le regard qu’il porte sur le réel dont il ausculte le mouvement, un mouvement autre, peut-être plus lent, tout en changeant constamment d’échelle. Un tas de pierre dont on ne sait si c’est un chantier, un dépôt ou un semblant de carrière devient une ville foisonnante. Le motif d’une ombre portée sur le bitume devient un objet aussi important et imposant qu’une rambarde de fer forgée ainsi que le flash rouillé d’une palissade métallique venant nous sauter à la figure.
Ensuite, viennent les subtilités des reflets, lorsque la flaque, miroir d’eau, prend la couleur azurée du ciel, la plaque d’isorel vitrée renvoie l’image laiteuse d’une parcelle de paysage urbain, les drapés d’une vitrine enregistrent les accroches de la lumière. Le dédoublement affole le champ visuel lorsqu’une paroi couverte d’énormes chips, mirage d’une vision photographique, vient barrer l’échappée de l’arrière plan. Un mur dessine une carte de sa peinture écaillée, un autre esquisse un mystérieux poème anonyme, d’autres parois et murs.
Les grilles et grillages se jouent également de ces interférences, où chaque élément vient recouvrir ou découvrir un aspect très jouissif de cette complexité urbaine, dont chacun peut faire l’expérience, et que nous donne à sentir, de manière exacerbée Philippe Durand, trouvant là une métaphore de la vie grâce à tous ces dispositifs, ces assemblages et à leurs interactions, au coeur de sa métaphotographie.
Les topiaires sont issues des photographies titrées Atomique, présentées lors de l’exposition «Cabotages» au Frac. Basse-Normandie, tout comme «plantes», des plantes en pot de l’hôtel où séjourne le photographe à Bamako en 2009. Procédant toujours par regard décalé, Philippe Durand, en rapporte une galerie de portraits.
Comme à son habitude, il ouvre un espace sur des détails inconnus parce qu’ignorés, à force d’être présents dans le décor. Les plantes en pot sont doublement emblématiques. Ce sont des plantes dites d’appartement pour intérieurs occidentaux qui poussent naturellement à l’extérieur dans leur pays d’origine. Le Ficus Elastica ou Caoutchouc, par exemple, vient d’Asie et des régions subtropicales d’Afrique et du Pacifique, le Sensevieria des régions tropicales d’Afrique. Ici elles sont là , fatiguées, elles meublent les coins et les recoins des couloirs de l’hôtel, accompagnant un fauteuil et cachant un coin.
Sous l’oeil de Philippe Durand, elles deviennent tout d’un coup incroyables, tels des voisins silencieux que l’on croise au passage et qui surprennent par leur présence soudaine, au détour d’un chemin domestique, entre la chambre, la salle à manger et la porte d’entrée, dessinant ainsi le parcours fragmenté d’une histoire simple, intime et paradoxalement partagée.
Cette impression opère également avec les topiaires, végétaux contrariés, taillés, coupés, plus ou moins entretenus, se tenant ici, à la lisière d’un espace nocturne qui ouvre sur l’inconnu d’une pelouse, un nocturne peuplé de phares et de lampadaires. La photographie devient un outil pour toutes les projections possibles, ouvertes à toutes les interprétations où chaque indice vient s’assembler à un autre.