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Matter

La pièce commence par un rituel minutieux, qui consiste à habiller la nudité des danseuses d’un voile de papier blanc, fixé à même le corps, comme une seconde peau. Avec le plus grand soin, la couturière ajuste le vêtement aux mesures de chacune, couvre les bras ou le visage, pose un filtre entre elles et le monde — activité qui exige de leur part une immobilité d’enfant sage, de poupée. Dans l’ambiguïté de la transparence, la tunique masque le corps et le dévoile, protège l’épiderme du froid et du regard, tout en laissant visible une part de l’intime.

Déjà, la forme de la pièce interroge sur ce que l’on montre de soi et ce que l’on cache, sur le corps perçu par l’autre, le corps social, le corps moral — objet de désir ou territoire des interdits. Ici, le vêtement pose la question de l’exposition du corps féminin et de sa négation, comme dans certaines sociétés islamiques où le port du foulard condamne à l’anonymat, à une disparition symbolique. L’étymologie des termes Tchador et Hijab sont d’ailleurs révélateurs de cette double fonction des usages vestimentaires : le premier, qui signifie parapluie en persan (ne va-t-il pas bientôt pleuvoir sur scène ?) contient l’idée de protection, l’autre est une variante du mot arabe hajaba : se cacher, se soustraire à la vue.

Ainsi vêtu — protégé, isolé ou aliéné — le corps est hissé à un certain degré de civilisation, jusqu’à ce qu’une pluie battante désagrège les fragiles tuniques de papier, l’exposant à une nudité libératrice. Tour à tour, les danseuses quittent leur position statique pour explorer les limites de leur corps et de leur environnement aquatique, à tâtons, du plat de la main, du bout du pied ou de la langue. Elles s’extériorisent, chacune à leur manière, mues par une énergie interne, affleurant à la surface de la peau telle une respiration tremblotante. Leurs mouvements se déploient et s’achèvent dans une chute ou une glissade répétée ; le corps hésitant s’agite, cherche à se stabiliser, s’ébroue comme pour se dégager d’un carcan invisible. Le tout dans une sorte d’ahurissement (de se voir ainsi vivre), de naïveté du geste, de langage premier. Car le corps que l’on voit désormais est un corps idiot, ignorant des usages, non éduqué. Libre ?

Et puis le rituel reprend, immuable. La couturière construit de nouvelles robes, dont elle couvre consciencieusement les jeunes femmes, comme on habille une mariée ou une comédienne pour un rôle. Réunies ensemble sur scène, elles forment une ligne. Autour d’elles, l’eau a couvert le sol d’un voile noir réfléchissant, masquant le blanc initial et inversant les rapports de couleur, le yin prenant le dessus sur le yang. De nouveau, la pluie ruisselle sur les corps, qu’elle libère progressivement de leur épiderme factice. Cette eau qui lave, qui fertilise la terre, est reçue avec intensité par ces femmes, devenant le matériau constitutif de leur transformation, The Matter. Et, face à nous, avec la même maladresse que précédemment, le corps vécu se donne à voir, troque sa virtuosité et son utilité contre une tentative d’être au monde.

— Conception : Julie Nioche
— Interprètes : Mia Habib, Rani Nair, Julie Nioche, Bouchra Ouizguen
— Scénographie : Virginie Mira et Sylvain Giraudeau
— Costumes : Nino Chubinishvili
— Musique : Alexandre Meyer
— Lumières : Laure Couturier
Avec la participation de Laure Delamotte-Legrand, Gabrielle Mallet, Anna Rizza et Filiz Sizanli.

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