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Matières Premières

En premier lieu, «Matières Premières» se développe dans un espace tout à fait original où le spectateur se trouve face à des sortes d’équations, de théorèmes ou de recherches savantes, dont les évolutions et les résultats auraient été accrochés ou carrément inscrits sur les murs. Le «spa mental» que Fabrice Hyber a mis en place pour ouvrir l’exposition s’apparente en effet à une somme d’indices et de pistes de réflexion pour nous aider à appréhender la suite du parcours, dit «actif», dans lequel nous aurons à évoluer plus tard.

Fabrice Hyber nous proposerait ainsi de prendre connaissance des principes qu’il appliquerait à ses œuvres, comme si l’on pouvait, à partir de ses formules, analyser les procédés mis en œuvre ou décomposer ses tableaux en différentes couches. Car, comment peut-on créer, se demande Fabrice Hyber, et plus généralement encore, comment se crée la vie?

L’hypothèse la plus probable reviendrait à se dire que toute création se fonde tout d’abord sur des «matières premières». C’est, par exemple, ce qu’attesterait Un mètre carré de rouge-à-lèvres, toute première œuvre de Fabrice Hyber qu’il composa alors qu’il était encore étudiant. Il s’agit d’un monochrome rouge fait de rouge-à-lèvres, c’est-à-dire que l’œuvre est composée à partir d’un seul et unique matériau. Pourtant, cette œuvre ne s’appuie pas sur un simple principe moniste. Conceptuellement, elle fait fusionner le monde de l’art (on a bien affaire à une œuvre), le monde de la cosmétique (la production d’un rouge-à-lèvres), et le monde scientifique (avec la référence à une unité de mesure).
Alors, toute création s’appuie-t-elle sur un seul élément? Ou se contente-t-elle de faire fusionner des entités premières? Cela présupposerait ainsi que le monde est composé d’éléments strictement distincts les uns des autres, que l’on assemblerait ensuite pour créer du nouveau.

L’autre hypothèse que Fabrice Hyber soulève, serait de se demander s’il n’y a pas plutôt un chaos de formes ou un tout emmêlé à l’origine, et que le but serait alors d’en démêler les composants. Dès lors, doit-on décortiquer et défaire les éléments premiers qui se trouvent entrelacés, ou doit-on plutôt mixer les matières premières afin de faire advenir du nouveau?

Au-delà de ces questions, on comprend que la quête de Fabrice Hyber ne se cantonne pas à la simple sphère de l’art et de la poièsis humaine (l’art de fabriquer des choses). Ses interrogations ont également une portée cosmique, en sondant aussi le monde physique et ses composantes organiques et minérales.
Mais, dans la sphère de la poièsis, quel est le pouvoir déterminant de la pensée? Comment faire advenir une pensée féconde? Fabrice Hyber évoque alors plusieurs «positions» pour mieux nous aider à penser: s’allonger pour rêver, rester assis pour penser, et marcher d’image en image pour former une pensée mouvante. Comme si la pratique et l’intellect fonctionnaient nécessairement ensemble, en ayant toutefois la possibilité d’épouser différentes formes et d’adopter différents régimes, afin de parvenir à des résultats différents. Car on pense en dessinant et l’on rêve en faisant, comme le suggère Fabrice Hyber.

Pour créer, pensée et pratique iraient ainsi de pair. Rien n’advient si l’une ne fonctionne pas avec l’autre. Dès lors, la question de la «forme» peut à proprement parler se poser. Question d’équilibre et de déséquilibre, de paysage et d’échelle, de mise en forme (ou de remise en forme, vu que nous sommes dans un «spa»). Mais comment structurer une œuvre? Et quel usage faire des couleurs, dont Fabrice Hyber décompose le spectre?
Surtout, l’artiste se demande s’il existe une beauté «rationnelle», beauté que l’on pourrait atteindre en maîtrisant des calculs, ou en inventant de savants rapports de proportion.

Pourtant, peut-on se contenter de réduire l’art à des questions de mesure, de perspective, de décomposition ou de séparation d’éléments? Son essence ne se situe-t-elle pas ailleurs?
Fabrice Hyber nous invite ensuite à «investir physiquement» un labyrinthe. Après avoir longuement réfléchi au processus de création, il est grand temps de passer à l’action et de confronter nos réflexions à la réalité concrète. L’enjeu est alors de «pénétrer» dans un tableau et d’en percevoir les différentes strates.

Les Linges est effectivement un espace pictural fait de voiles et de tissus, avec de l’herbe synthétique au sol, dont la transparence s’estompe au fur et à mesure de notre avancée. Mais plus qu’un labyrinthe, l’œuvre de Fabrice Hyber se comprend en termes d’arborescence ou de rhizome, à l’image de notre planète globalisée et de ses multiples réseaux, dans laquelle des milliards de monades tissent sans cesse des relations.
Passant par un couloir bordé de pieds de maïs, nous atteignons alors le «spa» du marais salant, structuré en bassins et en cabanons, dans lequel nous allons être confrontés à des «matières premières», et dans lequel nous allons également retrouver certains concepts que Fabrice Hyber avait évoqués dans le «spa mental».

Si l’on pressentait que pensée et pratique ne pouvaient que fonctionner de pair dans le processus de création, les deux inséparables que l’on retrouve ici en cage, apparaissent comme une incarnation de ce couple conceptuel. On rencontre également le frugal Mitman, mannequin composé de fruits, légumes ou autres arachides, dont la structure nous rappelle que le corps de l’homme demeure organique, et qu’il n’est ni le corps immortel de la religion, ni le corps chimique ou transgénique des sciences.
On découvre donc dans le spa du marais des aliments avec le Mitman, mais également des pommes, des piments rouges et du raisin vert. On y perçoit aussi des fleurs suspendues dans des cages, dont le jus noirâtre tombe par terre et imbibe le papier qui s’y trouve étalé. Tous ces éléments participent finalement de la «transformation», transformation essentielle à nos fonctions vitales d’êtres organiques et, plus généralement, indispensable au cycle même de la vie.

Dans le marais, Fabrice Hyber a également déversé un grand tas de sel, amassé quatre cents mille pièces de un centime, et réuni un millier d’éponges naturelles. Comme si ces ensembles posaient la question de l’individualité des monades qui les composent: chaque grain, chaque pièce, chaque éponge sont-ils égaux à leurs semblables? Ont-ils la même structure? Et qu’est-ce qui les rend pourtant uniques et les différencie de leurs voisins?

On pénètre enfin dans l’espace des cabanons, où l’on se confronte à d’étranges paradoxes. Chaque cabanon renferme un élément naturel (air, orage, arc-en-ciel, vent) que l’on peut libérer en ouvrant la porte. En effet, c’est à l’homme de libérer la nature, elle qui se trouve désormais prisonnière des redoutables constructions artificielles qu’il aura bâties.

Notre parcours s’achève enfin dans le stade du Pof 65, Ballon Carré. Des vidéos sont projetées sur les murs du stade, où l’on voit les joueurs des équipes rivales suivre les règles du jeu imposées par Fabrice Hyber, et tenter d’amener le «ballon carré» dans un des quatre coins de l’aire de jeu, afin de marquer un point. La tribune des spectateurs, quant à elle, est paradoxalement placée au centre du stade. Ce Pof apparaît alors comme une métaphore de «Matières Premières»: des règles sont certes énoncées par l’artiste pour nous guider ou nous faire entrer dans son jeu, mais c’est bel et bien le spectateur qui est au centre des expérimentations, devient partie prenante et finit par agir, interpréter et se mouvoir, en suivant ses propres règles.

Å’uvres
— Fabrice Hyber, Nuage accroché, 2012.
— Fabrice Hyber, Un mètre carré de rouge à lèvres, 1982.
— Fabrice Hyber, Trans parent, 2012.
— Fabrice Hyber, Mitman, 2012.
— Fabrice Hyber, L’homme de Bessines, 2012.
— Fabrice Hyber, Pof 65, Ballon Carré, 1998.
— Fabrice Hyber, Terrain de jeu pour ballon carré, 2012.

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