Interview de Mathieu Mercier
Par Marguerite Pilven
La maison pavillonnaire que vous avez exposée à Beaubourg était la parfaite réplique de celles qui ornent les maquettes des promoteurs immobiliers sauf qu’il n’y avait pas de charnières ni de poignées aux portes. Quelle est la signification de ce manque ?
La question du vide est présente depuis assez longtemps dans mon travail. Elle s’est posée alors que je reconstruisais des prototypes de mobiliers, mais sans les finir. Je ne représentais qu’une espèce de squelette. Effectivement, ce vide essaye de penser un manque ou quelque chose qui pourrait être prolongé, pas d’après des modèles préexistants mais réinventés. J’essaye de montrer comment certains pièges sont élaborés. Finalement cette maison est aussi un leurre, un espèce de bouchon de pêche!
Le promoteur immobilier a remplacé l’architecte, en réduisant les enjeux de l’habitat a des priorités d’ordre économique. Pensez-vous que l’architecture soit un domaine de lutte idéologique ou est-ce une utopie ?
Le lien de l’architecture au pouvoir est indéniable, que ce soit d’un point de vue économique ou du point de vue de la représentation. Il est évident que le pouvoir s’est toujours présenté au travers de ce qui symboliquement était le plus visible.
Par contre ce qui est valable pour le bâtiment public ne l’est pas forcément pour l’habitation individuelle. Il y a un terrain occupé par un certain nombre d’entreprises dont l’état a tout intérêt à préserver le confort d’action. Ceux qui pensent l’habitat ont presque abandonné le fait de pouvoir réaliser des habitations particulières. L’habitation individuelle est plus que jamais l’objet d’une utopie. La collectivité ne peut plus prendre en charge la responsabilité des modèles de vie, il revient donc à chacun d’obtenir la liberté de construire son environnement proche.
Quelque chose semble sans cesse revenir dans votre travail : la notion de contrainte. Le design comme l’architecture questionnent justement cette articulation entre l’art libre et l’art appliqué. Est-ce pour cela que vous vous y intéressez particulièrement ?
Oui, ce qui m’intéresse principalement, c’est l’idée d’une information qui pourrait être donnée par une esthétique, il s’agit ensuite de réfléchir sur la pertinence des choses produites, sur le pouvoir d’évocation de ces formes.
Concernant le côté désincarné de votre travail, vous avez dit qu’il pouvait être une valeur positive
Au travers de ce que je montre dans les expositions, je pose beaucoup de questions liées à l’idée de production en général, qui renvoient souvent à des questions d’identité. Ces questions existentielles ne sont pas posées au travers d’une représentation humaine ou de celle du pathos. La question de « l’autre » m’intéresse, mais au travers des objets, par des questions de nature de production, de proportion.
Le corps n’est pas représenté. L’individu n’est présent qu’au travers de représentations anthropométriques. Hormis la présence du spectateur, le corps n’est pas là et, pour ma part, j’essaye d’être le plus absent possible !
Un certain humour ressort aussi de votre travail sur les objets. Je pense en particulier à cette Multiprise en plâtre réalisée en 1998
C’est un objet néo-primitif, quelque chose qui a une certaine technologie mais associée à une forme extrêmement basique, presque naturelle, une montagne, un tas.
C’est un objet qui a une sorte de présence, comme un animal de compagnie. Ca peut-être aussi bien drôle que monstrueux.
Cette Multiprise comme cet Holoturie que vous avez placé dans un aquarium en 2000 évoquent un monde organique, en complète contradiction avec ces formes très géométriques avec lesquelles vous travaillez
C’est une constante formelle de mon travail, un rapport assez schématique entre un élément organique et la chose construite. C’est aussi la place du langage, d’une certaine forme de poésie dans le contexte. Le mot dans le livre, le corps dans l’architecture, le cul dans la chaise! (rires)
L’holoturie dans l’aquarium, c’est une cellule vivante dans un contexte architecturé.
L’aquarium lui-même inscrit dans le cadre de l’espace d’exposition ?
Ce qui m’intéresse plutôt, c’est l’identification du regardeur sur l’élément vivant. Une identification s’opère parfois entre le spectateur dans l’espace d’exposition et l’holoturie dans son aquarium.
Récemment, vous êtes parti travailler à New-York. Qu’aimez-vous dans cette ville? Il y a-t-il des aspects de celle-ci qui vous ont attiré dans la perspective de votre travail ?
On projette forcément sur New-York de nombreuses réalités, même si celles-ci n’existent plus depuis longtemps. Les premiers pas dans la démesure de Manhattan sont une expérience unique. L’euphorie passée, mon travail a consisté principalement en une destruction méticuleuse de toute cette mythologie. La question principale était comment, malgré une culture fondée sur la recherche et la critique, ai-je pu tomber dans le piège du mythe américain ?
Et dans le cadre de vos recherches, est-ce que le fait de voir, d’éprouver certaines choses a influé sur votre travail ?
Je pensais que j’allais m’intéresser à la grille de cette grande ville, à la place du détail dans l’immensité. Je n’ai pas du tout fait ce que je pensais y faire. On ne flâne pas à New-York, on consomme! Sont nés alors des projets liés à la en passant par le packaging. J’ai réalisé les premières Drum and Bass, étagères en référence aux grilles de Mondrian en utilisant pour les couleurs des objets cheap en plastique. Le titre est une référence à Boogie-Woogie, cette série qu’a faite Mondrian à New York. La pièce est une sorte de collage plus proche du mixage que du ready-made, comme le nom de la musique qui fait son titre.
Ces objets à partir desquels vous travaillez sont toujours extraits du champ de la production utilitaire, manufacturée. Est-ce pour y introduire un espace réflexif, l’espace d’une réappropriation critique ?
C’est pour leur trouver une qualité plutôt, et du sens là où finalement il y en a peu. La Multiprise est par exemple complètement sculpturale, mais je pars effectivement toujours d’objets référencés. Une des données principales qu’on trouve dans la pratique des artistes aujourd’hui, c’est de partir de choses qui sont déjà là . New-York était tentant pour cela, c’est devenu un énorme supermarché. Manhattan est une plate-forme de consommation, avec des magasins très chics voisinant les boutiques du tout à 99 cents !
Le « bricolage » est une autre notion à l’œuvre dans votre travail
Elle a été importante. Ce qui m’intéressait, c’était le fait que ce soit une pratique en marge des catégories professionnelles : les arts appliqués, l’architecture, la décoration d’intérieur.
Le bricolage, c’est ça, une appropriation, le fait de se fabriquer une étagère plutôt que de se l’acheter
C’est plus du sacrifice, quelque chose qui est produit dans l’idée d’une économie de temps ou plutôt d’argent qui permettra une plus value sur le temps des loisirs par exemple.
Vous voyez vraiment les choses comme ça, sous la forme du sacrifice uniquement ?
Non, mais ce qui m’intéresse, c’est le fait qu’il n’y ai pas d’invention dans les bricolages. Il n’y a pas de prise de position, même s’il y en a la possibilité. La question est de savoir pourquoi quelqu’un qui bricole représente ou refait toujours des modèles existants, ramène l’objet à l’état de prototype qu’on trouve déjà sur le marché. La question qui se pose avant tout est celle des modèles, savoir qui les gère et à quelles fins.
Mais est-ce que ce n’est pas aussi une façon de vouloir prendre ses distances, de se rendre un peu indépendant de la consommation obligée?
Non puisqu’il n’y a pas d’innovation, peu d’imagination et finalement modérément de plaisir. L’art est peut-être la seule pratique où l’on retrouve ce plaisir de faire, bien qu’on en parle peu, voire pas du tout. Je constate que très peu de gens sont enthousiastes pour faire le travail qu’ils font, c’est aussi pourquoi la notion de plaisir est quelque chose que l’on retrouve beaucoup dans la publicité, parce qu’elle nous vend une satisfaction qui est forcément à acquérir, sous entendu à laquelle on n’arrivera pas sans intermédiaires.
Vous êtes aussi galeriste et consacrez votre activité à la promotion et à la vente de multiples réalisés par des artistes
Je collectionne moi-même les multiples et je trouvais qu’il y avait un manque sur leur diffusion : on en voyait plus facilement en Allemagne ou aux Etats-Unis qu’en France où ils sont très peu montrés, et d’une façon inappropriée, proche du produit de consommation. Lorsque j’ai ouvert la galerie Multiples il y a presque un an et demi avec Gilles Drouault, l’idée était de créer un véritable lieu d’exposition afin d’optimiser leur monstration. Le multiple est rarement exposé dans les galeries, par ce qu’il faut autant de temps pour vendre une œuvre à 100 qu’à 10 000 euros. Dans ma propre politique de travail, j’ai aussi toujours édité des pièces à des prix plus accessibles pour donner à un autre public la possibilité de les acquérir. Nous voulons aussi montrer qu_il y a autre chose que des posters à encadrer dans les boutiques des musées. On peut collectionner des objets ou des tirages considérés à part entière par les artistes comme des œuvres pour des sommes équivalentes. Nous sommes ici au cœur de problèmes de production et de diffusion.