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Mathieu Lehanneur

Christophe Salet. Votre nom est aujourd’hui associé à des objets de haute technologie, en lien avec une recherche scientifique. Comment en êtes-vous arrivé là ?
Mathieu Lehanneur. C’est finalement assez simple. Si vous fermez les yeux et que vous vous dites «fondamentalement, quelles sont les choses dont j’ai besoin ?», il est peu probable que vous pensiez à une chaise. Ce qui va vous venir à l’esprit, c’est : «j’aimerais me sentir mieux dans mon corps, respirer mieux, que ma vie sexuelle soit plus épanouie et que ma vie familiale soit douce». C’est en se focalisant sur nos besoins réels que l’on fait émerger le projet. Il s’agit ensuite de comprendre comment on va pouvoir agir là-dessus. Et c’est là que le monde scientifique est utile puisqu’il a pour habitude de décortiquer les sujets, en l’occurrence ici les êtres humains, pour analyser la manière dont ils fonctionnent. J’utilise donc la science comme un outil de décryptage, pour essayer de comprendre les véritables mécanismes du corps, de la perception, du cerveau, de la façon dont on traite l’information et dont elle agit sur mon corps, ma santé, ma libido, etc. A chaque fois, les projets commencent donc par une envie, une intention ou un constat, puis ils passent par la case scientifique pour arriver à porter un regard objectif mais qui accepte la complexité de l’être humain auquel on s’adresse.

Habituellement, lorsqu’un designer travaille sur des produits technologiques, il intervient plutôt sur la forme de l’objet. Ce qui est étonnant dans votre cas, c’est que vous êtes à l’origine des projets…
Mathieu Lehanneur. Oui, ça s’est effectivement souvent passé comme ça. D’abord parce que, pendant longtemps, personne ne me connaissait, donc il y avait relativement peu de clients qui venaient me voir. Ce qui me permettait de passer encore plus de temps les yeux fermés à essayer d’imaginer ce dont j’aurais besoin, ou ce dont mes contemporains auraient besoin… ça m’a conduit assez vite à initier moi-même des projets, et à aller solliciter les spécialistes des domaines concernés. Dans ma manière de pratiquer, la question de la forme arrive relativement tard.

Certains objets sont complètements inédits, comme la série Eléments (2006), Bel Air (2007) ou Local River (2008). Etes-vous attiré par la feuille blanche ?
Mathieu Lehanneur. Oui, ça correspond effectivement à ce que j’ai toujours voulu faire. L’histoire du design et des formes, du point de vue stylistique, m’intéresse assez peu. Et le fait de ne pas faire de chaise me permet de ne pas me positionner par rapport à Eames, à Colombo ou à Panton… Lorsque vous décidez de créer un générateur d’oxygène à base de micro algues (O., série Eléments, 2006), l’enjeu est différent car vous travaillez sur un objet qui n’a aucun référent en termes de fonction. En revanche, il va falloir que cet objet-là envoie suffisamment de signes en termes de formes pour qu’on arrive à le comprendre et à être impliqué dans ce qui est en train de se produire, car il va agir sans que vous ne vous en rendiez compte ou que vous n’en perceviez immédiatement les effets. Il y a donc un vrai travail sur la forme qui est fait sur ces projets-là, mais pas tel qu’on l’entend habituellement.

Ce travail prend quelle forme ?
Mathieu Lehanneur. On travaille assez souvent à partir d’images-références qui, en général, ne viennent pas du monde du design. Pour reprendre l’exemple du générateur d’oxygène, on voulait que ça évoque l’univers du laboratoire, de choses en train de se générer. On voulait aussi véhiculer l’idée d’un échange entre un intérieur et un extérieur, se rapprocher de la situation des poumons dans le corps humain, c’est-à-dire qu’il y ait une sorte d’autonomie de capacité par rapport à l’enveloppe corporelle. Au final, l’objet reprend ce principe : il est constitué d’une double peau en pyrex, avec une peau intérieure qui contient les micro algues et qui est protégée par une deuxième peau. Donc, quand on le voit, on perçoit cette idée d’échange entre intérieur et extérieur, et on sent que la chose qui est intérieure est à la fois fragile — puisqu’elle est bien protégée — et que c’est elle qui porte l’efficacité. Ce principe de micro signes se retrouve dans l’ensemble des projets. Ce sont comme de petits messages envoyés au cerveau et à notre histoire collective des formes qui, pour le coup, échappent à l’histoire stricte du design.

Ces « images-références » apparaissent d’ailleurs sur votre site Internet en regard des projets auxquels ils se rapportent…

Mathieu Lehanneur. Oui, ces images-là, c’est ce qui sort de façon peut-être un peu intuitive au début, sans qu’on sache exactement la façon dont on va les traiter. Ce sont des espèces de bulles géostationnaires qui alimentent le projet en train de se faire, ou formellement, ou conceptuellement. C’était important pour moi qu’elles soient présentes sur le site parce qu’on sait que beaucoup de designers et d’étudiants se servent des sites web pour s’inspirer. Et je trouve plus intéressant qu’ils s’inspirent de la matière brute plutôt que des projets eux-mêmes. Ayant été enseignant, c’est aussi une façon de dire que l’inspiration n’est pas et ne peut pas être dans les revues de design : c’est trop tard, car la matière qui s’y trouve est déjà consommée, digérée, il n’y a plus rien à en faire. C’est comme une nourriture qui n’aurait plus de nutriment…

Vous dites d’ailleurs que vous ne vous nourrissez pas du design…
Mathieu Lehanneur. Non, vraiment pas. Ca ne veut pas dire que je n’en consomme pas, mais pour travailler, on ne peut rien en faire. Alors que si vous prenez l’image d’une bactérie, d’une molécule, d’une navette spatiale ou d’un bouquin quel qu’il soit, vous avez quelque chose qui accepte d’être transformé ou absorbé pour donner un projet.

Est-ce qu’il y a malgré tout certains designers dont vous vous sentez proche ? Pour le LaboBrain par exemple, un espace de réflexion réalisé dans le cadre de l’aménagement du Laboratoire, vous avez choisi des meubles de Jasper Morrison et Frank Gehry que vous avez mélangés à vos propres créations…

Mathieu Lehanneur. Oui, mais Morrison est à l’opposé de moi ! Lui défend le « super-normal » et moi, le « super-étrange ». Mais ce sont des choses qui sont très compatibles lorsqu’on fait un aménagement intérieur, parce que si vous faites un intérieur où tout est « super-étrange », au bout d’un moment, tout devient « super-normal ». Donc ce sont des gens dont je vais utiliser les pièces ou dont j’aime le travail mais qui, dans la recherche du projet, ne me nourrissent pas vraiment. Je me sens plus proche par exemple de Dunne & Raby, un couple anglais qui travaille comme moi à partir d’une idée de scénario, et qui tente de sortir des frontières présupposées de notre métier. Et puis, un autre couple de designers, ce sont les frères Castiglioni, pour leur capacité à ne quasiment jamais s’auto-reproduire. Si vous n’êtes pas un spécialiste du design et que vous mettez dix objets de Castiglioni sur la table, je vous mets au défit de savoir que tous viennent des mêmes créateurs. J’aime cette capacité à tirer un fil qui a une vraie cohérence, sans que formellement ou stylistiquement chaque produit se « logotype » dans une seule et même pièce.

Au sujet du « super-étrange », ce qui est étonnant dans votre travail, c’est que non seulement vous introduisez des objets complètement inédits dans l’univers domestique, mais en plus vous ne faites rien, au niveau des formes, pour les fondre dans cet univers…
Mathieu Lehanneur. C’est vrai… mais c’est aussi parce que, au moment où ces projets ont été développés, on n’avait pas vraiment de clients, ni un marché véritablement défini. Ce qui a permis une espèce de grande pureté dans la conception et dans la façon de mettre les choses bout à bout. Mais jusqu’à présent, on a toujours eu la grande et bonne surprise de constater que tous ces objets ont été très bien perçus. Ils n’ont pas du tout été reçus comme des objets prospectifs ou futuristes mais comme des objets qui ont leur légitimité ici et maintenant. Donc la forme, en tout cas ce qu’elle communique comme signe, est comprise. Elle n’est pas effrayante.

Il y a quand même chez vous une volonté de créer des objets un peu futuristes…
Mathieu Lehanneur. Pas futuristes, non. Par exemple, pour la carte blanche du Via, j’avais réalisé une lampe de luminothérapie qui fournit exactement la quantité de lumière dont on a besoin (K., série Eléments, 2006). Pour ce projet, l’image-référence était un œil de mouche : une espèce de dôme avec pleins de petits poils, comme du duvet. Même si, lorsque vous regardez un œil de mouche au microscope, vous ne savez pas exactement à quoi sert ce duvet, vous sentez instinctivement que ces micro-poils sont d’une sensibilité extrême, capables de capter le moindre petit truc. La lampe est pensée comme ça : quand on la voit, on ne sait pas très bien comment elle va fonctionner, mais on sent qu’elle va pouvoir capter le moindre petit élément. Il ne s’agit donc pas du tout d’une esthétique futuriste : les signes sont beaucoup plus des choses instinctives, presque primitives, qui viennent d’une espèce de fond commun originel grâce auquel un enfant, un adulte, un spécialiste aura instinctivement une perception de l’objet. Les images-références peuvent venir du monde scientifique comme de Walt Disney, de trucs très pointus comme de la culture populaire, mais elles créent dans le cerveau des connexions qui permettent de comprendre ce qui est en train de se produire.
Il y a encore autre chose qui, à mon avis, est assez importante : c’est que tous ces objets sont conçus dans une dynamique de jouet, au sens des jouets d’éveil pour enfants, à la différence près qu’ils s’adressent à l’ensemble de la communauté humaine. On doit avoir envie de les manipuler, de les avoir entre les mains, dans un rapport un peu sensuel.

Justement, c’est vrai qu’il y a dans la plupart de vos objets une dimension interactive, comme s’ils étaient autonomes ou dotés d’une vie propre. Pas seulement les objets dont on vient de parler mais aussi certaines scénographies que vous avez réalisées…
Mathieu Lehanneur. Absolument. Ce sont des objets vivants pour des êtres vivants, tout simplement. Et c’est la science qui nous a fait voir plus clair là-dedans. Une grosse part des objets se basent encore sur une vision de l’être humain comme quelque chose d’inerte, un peu mécanique, une chose qui serait vue de l’extérieur. Or, plus ça va et plus on comprend les mécanismes du cerveau et de la perception, de sorte qu’à un moment, l’objet inerte ne semble plus coller avec notre vie, avec les contextes qui évoluent, avec notre instabilité psychologique, physique, avec notre santé. Et du coup, j’ai vraiment envie et besoin de sentir que j’ai autour de moi des choses qui vont tenir compte de moi en tant qu’être humain, de mon environnement immédiat, et de cet état mouvant, fluctuant.

Les Objets thérapeutiques, votre projet de diplôme, est entré dans les collections permanentes du Moma de New York en 2005. Est-ce que ça vous a ouvert des portes ?
Mathieu Lehanneur. Je ne crois pas. Les médicaments ont été conçus en 2001 et ils ont été acquis par le Moma en 2005. Ca n’a pas déclenché d’emblée davantage de contacts avec le monde pharmaceutique mais c’est un projet sur lequel je continue de travailler. Je viens de m’associer avec un partenaire américain pour monter une structure aux Etats-Unis qui s’appelle Everything but the Molecules. L’idée est de devenir une vraie force de proposition en matière de design pharmaceutique, d’aider à faire émerger des idées et à les faire passer auprès des laboratoires. Parce que le monde pharmaceutique ne prend pas ses décisions en visitant une expo au Moma. C’est un monde complètement scienticisé, dans lequel il n’y a pas la culture de se dire qu’un designer est à même de travailler sur une molécule sur laquelle on a investi plusieurs milliards.

Donc vous n’avez pas abandonné ce projet ?
Mathieu Lehanneur. Non. Je ne perds pas ce champ-là de vue parce que je crois toujours à sa légitimité et à son potentiel. Mais un laboratoire qui a un brevet sur une molécule va évidemment choisir la mise en forme la moins coûteuse et la plus simple possible, puisque de toute façon son médicament sera prescrit. Mais les génériques, en créant une concurrence, sont en train de changer complètement la donne. Les laboratoires doivent à présent se demander ce qui fait qu’à un moment, le médecin ou le patient sent qu’il est mieux compris, qu’il comprend mieux son traitement, que celui-ci est plus en accord avec ce qu’il perçoit de sa maladie, de ses souffrances ou de ses angoisses… Qu’est-ce qui fait que je me dis que cette molécule est faite pour moi ? On a besoin de ça. Quand on parlait de jouet, il y a aussi ça : pour que ça fonctionne, j’ai besoin d’avoir envie de jouer avec, d’être impliqué et d’être acteur de ma guérison.

Allez-vous poursuivre votre collaboration avec l’américain David Edwards, professeur de génie médical et fondateur du Laboratoire, cet espace d’exposition parisien liant art et science ?
Mathieu Lehanneur. On s’apprête à sortir Andrea, le premier produit de la famille des filtres végétaux Bel-Air. Il sera disponible à partir de septembre chez Nature & Découvertes et Monceau Fleurs pour la France, ainsi qu’au Laboratoire, et puis chez d’autres distributeurs partout dans le monde. On travaille également ensemble sur un projet dont je ne vais pas pouvoir vous dire grand chose parce que c’est encore confidentiel : il s’agit de systèmes de transport et de filtrage de l’eau pour les pays en voie de développement, une version filtrante et ergonomique de la jarre.

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