Derrière le titre paradoxal de «Matérialité de l’invisible» se trouve toute une myriade d’œuvres, de vidéos et d’installations riches et inventives, qui tentent de mettre à jour des phénomènes difficilement repérables, évanescents, ou dont la subtilité échappe à notre perception. Surtout, l’exposition, qui se développe en collaboration avec l’Inrap (Institut national de recherches archéologiques préventives), offre un mixte original et fécond d’art et d’archéologie, entendus comme deux disciplines vouées à révéler des objets restés jusque-là enfouis.
L’un des premiers enjeux de l’exposition revient à trouver et répertorier les indices d’un mouvement non décelable pour l’œil humain. L’art explore le seuil de perceptibilité de notre vision naturelle, inapte à saisir des cadences extrêmement lentes, diluées. Les installations de Johann Le Guillerm se présentent alors comme des protocoles scientifiques nous offrant une expérience de ce qu’est la durée, à savoir un mouvement continu, insécable. Nous avons effectivement l’impression de nous trouver dans un laboratoire expérimental, où trônent deux étranges roues et un charriot posé sur des rails, dont la fonction première revient à mesurer les centimètres patiemment parcouru par les installations de l’artiste au cours des dernières vingt-quatre heures.
Une différence de tempo irréductible demeure donc entre le temps long et distendu de l’art, où les installations de Johann Le Guillerm ne sillonnent que quelques centimètres par jour, et le temps relativement court, pressé et condensé des spectateurs, qui ne peuvent pleinement saisir et réaliser de leurs propres yeux, lors d’une simple visite, le chemin effectué par les roues ou le chariot. Seules des marques dans le sable attestent du trajet et de la progression des objets, ainsi que des relevés de notes effectués par les équipes techniques du CentQuatre, grâce à un mètre déroulé sur le sol. Une tension se cristallise finalement entre cette durée indivisible qui constitue la trame du monde, et les procédés scientifiques qui ont systématiquement recours à la mesure, aux échelles, aux divisions, pour rendre compte du réel en tant que «chose étendue».
L’expression de «Matérialité de l’invisible» peut également se prendre plus au pied de la lettre, dans un sens quasiment littéral, à l’image de l’impressionnant tourbillon produit par Anish Kapoor. L’installation, qui perdure pour la troisième exposition de suite au CentQuatre, présente un phénomène immatériel, à savoir un souffle, un courant d’air, qui se rend toutefois perceptible, et prend véritablement forme en tournant sur lui-même. A l’image d’une toupie ou d’un mini cyclone, ce souffle se désagrège, s’évanouit puis se reconstruit, sous nos yeux ébahis, dans un ballet envoûtant.
La question de l’invisibilité prend aussi une tournure plus politique et morale avec la vidéo de Ronny Trocker, inspirée d’une photo de Juan Medina, où un boat people épuisé rampe à quatre pattes sur une plage touristique, sous le regard indifférent des Occidentaux en maillot de bain. Alors que les migrants voudraient certainement passer pour invisibles aux yeux des contrôleurs et des douaniers pour gagner les rivages de l’Europe, on peut comprendre, à l’inverse, que les citoyens européens les considèrent comme des invisibles, c’est-à -dire qu’ils ne souhaitent pas vraiment les voir, les accueillir. Le sens de l’hospitalité, si cher à la Grèce antique, est définitivement oublié, et laisse désormais la place à la défiance ou à l’indifférence face à l’étranger. L’invisibilité provient alors d’une cécité morale, d’un manque d’empathie et de compassion envers autrui. Elle n’est que la conséquence d’une déconsidération de l’autre.
Si Ronny Trocker rejoue cette scène à la fois ubuesque, cocasse, mais franchement dramatique, le migrant, qui demeure dans un premier temps imperceptible, devient un objet de curiosité, puis de crainte et de rejet, de la part des touristes européens qui vaquent sur la plage. Malgré les traces qu’il laisse dans le sable, et qui trahissent sa présence, il semble échapper aux autorités avant de se retrouver figé, comme s’il avait était glacé, capturé ou saisi par un flash photographique qui chercherait à enregistrer son image dans un carnet anthropométrique, comme pour mieux l’identifier et l’emprisonner dans un camp.
Suivant son partenariat avec l’Inrap (Institut national de recherches archéologiques préventives), l’exposition se concentre surtout autour de problématiques dites archéologiques. L’art se comprend ici comme une activité de recherche et de mise en lumière des objets et des phénomènes. Que ceux-ci soient littéralement cachés, enfouis, enterrés, et qu’ils demandent alors une entreprise d’excavation. Ou qu’ils demandent plutôt à être saisis avec davantage d’acuité, comme des phénomènes latents, des tendances souterraines, profondes, à mettre en exergue.
Dans le premier cas, la démarche d’Ali Cherri nous a parue extrêmement pertinente. L’artiste pointe, dans ses vidéos et ses installations, la fétichisation des objets anciens. Selon lui, les statuettes que l’on s’arrache lors des ventes aux enchères et dont les côtes s’envolent, ou qui sont menacées de destruction lors des guerres au Moyen-Orient actuellement, sont «muettes, aveugles, pétrifiées». Elles ne demandent aucunement à ce qu’on les sauve. Ces objets sont faits pour rester dans la pénombre et l’anonymat. C’est ainsi, rappelle l’artiste, qu’ils ont pu traverser les âges: grâce à notre indifférence.
Notre attention (qu’elle soit médiatique, scientifique, idéologique, de bonne ou de mauvaise foi, désintéressée ou pas) représente un danger pour eux. Ce sont les feux des projecteurs et la convoitise humaine qui risquent de les détruire, de les abîmer. L’idée même de civilisation porte avec elle un risque inhérent, une contradiction. En sanctifiant les objets issus du passé, elle leur donne une valeur démesurée, qui trouve une traduction mercantile ou idéologique néfaste: on les vend à prix d’or, ou ils deviennent des enjeux symboliques dans un soi-disant choc des civilisations.
Dans le second cas, le duo Agapanthe met à jour, à travers une série de sculptures cristallisées dans le sucre, les tendances consuméristes et autodestructrices de notre société. Les deux artistes collectent des déchets, des emballages et des rebus de biens de consommation (barre chocolatée, canette, bouteille, etc.), qui soulignent l’abondance et la démesure de l’Occident. On se gave jusqu’à s’en rendre malade, jusqu’à s’en tuer. Ces objets pétrifiés dans le sucre, dont les cristaux scintillent sous les projecteurs de l’exposition, constituent une couche polluante sur le sol de nos villes, de nos paysages. Ils révèlent ainsi une des strates fondamentales de notre présent, celle des résidus et des restes de la surproduction qu’entraine irrémédiablement la chaine de fabrication capitaliste.