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Martin Chaput et Martial Chazallon

Franck Waille. Quel est le point de départ de ce projet ?
Martin Chaput et Martial Chazallon. Notre question de départ a été : où est la danse aujourd’hui et où va-t-elle ? Nous avons voulu mener une réflexion pratique sur la place du corps dans l’espace urbain, sur le rôle de spectateur et de danseur et sur l’origine du mouvement. Comment le corps se lie-t-il à un espace urbain spécifique, comment le spectateur s’incorpore-t-il à cet espace ? Comment le non-voyant puisse-t-il sa source pour le mouvement, où trouve-t-il sa source imaginaire pour aller vers ce mouvement ? Pour le spectateur, est-ce juste être assis et regarder ? Nous avons voulu faire une tentative pour proposer une autre position du spectateur, à l’inverse de sa position classique.

Pouvez-vous nous dire comment se réalise cette façon d’interroger la position du spectateur ?
Martin Chaput et Martial Chazallon. Dans une salle, le spectateur est généralement assis et il voit un spectacle. Ici, il déambule et ne voit rien. C’est donc une inversion complète de sa position habituelle. Lâcher le mimétisme visuel va permettre de laisser émerger un mouvement qui va se nourrir d’un autre imaginaire. Celui-ci fait appel à d’autres sensations que les sensations visuelles, autres sensations qui entrent en relation avec la physicalité de l’espace urbain.

Cela rappelle les expériences faites avec ce que l’on appelle le mouvement authentique, durant lesquelles une personne évolue les yeux fermés pendant un temps déterminé alors qu’une autre veille à sa sécurité.
Martin Chaput et Martial Chazallon. Cela n’a pas été notre point de départ. Nous avions plus le désir d’interroger la présence des corps dans des espaces et de proposer un travail physique avec l’espace urbain, de questionner la physicalité de cet espace urbain. Il ne s’agit jamais de mettre le spectateur mal à l’aise, mais de l’amener à un certain niveau de conscience de sa position et de ce qu’elle représente.

Concrètement, comment se déroule cette expérience, qui dure au minimum 2h30 ?
Martin Chaput et Martial Chazallon. La proposition est de se bander les yeux et de suivre un guide formé à la locomotion des personnes non voyantes durant deux heures et demi dans le quartier de la Guillotière à Lyon, dans des lieux publics et dans des lieux privés. Des rencontres sont proposées pendant la promenade : avec des personnes qui ouvrent leurs lieux de vie ou de travail, avec un guide aveugle qui prend le relais à un moment du parcours, et avec un guide qui est un danseur et qui conclut le voyage. C’est l’ensemble de ces rencontres qui amène le spectateur à révéler ce nouveau rapport à l’espace. Après la rencontre finale avec le danseur, une prise de parole est organisée avec deux écrivains, Claire Bartoli, auteur non-voyante, et Stéphane Bonard.

Cela représente donc une grosse organisation et de nombreuses personnes impliquées…
Martin Chaput et Martial Chazallon. Le travail se fait déjà avec une équipe de cinq danseurs et chorégraphes qui viennent pour la plupart d’autres pays et qui ont donc un rapport différent du nôtre à l’espace public. Il s’agit d’un mexicain, d’une québécoise, d’un italien, d’un mozambicain… et d’un français. Il y a également cent douze guides bénévoles de la région, et vingt « portes ouvertes », c’est-à-dire des personnes qui ouvrent leur espace privé. Nous soumettons ces dernières à une question : qu’est-ce que vous aimeriez partager avec quelqu’un qui entre chez vous, que vous ne connaissez pas et qui ne vous voit pas ?

Ces rencontres dans le cadre des « portes ouvertes » sont donc libres quand à leur contenu ?
Martin Chaput et Martial Chazallon. Oui. Nous avons pris l’option de choisir le quotidien sans l’aménager. Cela amène des réactions des personnes de la rue, des interactions non prévues. En même temps, le parcours est très écrit : les propositions s’enchaînent, mais elles se déroulent dans un contexte quotidien et réel. Les personnes qui ouvrent leur porte n’ont rien d’autres à faire qu’à avoir une réaction très simple, individuelle, il n’y a pas de comportement spécifique demandé.

Quel est le rôle des guides, au-delà de simplement donner une direction ?
Martin Chaput et Martial Chazallon. Nous donnons comme consignes aux guides de ne pas décrire l’espace et ne pas donner le nom des rues.  Le processus vise à créer un espace qui, pour le spectateur, va devenir peu à peu complètement imaginaire, lié à un lâcher prise, qui amène à l’imagination, à la créativité et au mouvement. Ce projet travaille sur la transformation qui se produit dans le corps du spectateur, afin de révéler un rapport particulier à l’espace.  Il propose une expérience étonnante qui ravive la mémoire corporelle et la mémoire sensitive, expérience qui est une expérience intime. Que se passe-t-il dans un corps qui est guidé par un autre ? Que se passe-t-il quand on est guidé par quelqu’un qui ne voit pas ?

Quelle est la position des danseurs dans ce projet, avec ce rapport inhabituel aux spectateurs ?
Martin Chaput et Martial Chazallon. Au danseur, nous lui demandons d’oublier qu’il est un danseur et d’être disponible au spectateur qu’il va accueillir après plus de deux heures de déambulation, pour prolonger ce moment dans le mouvement. Le danseur doit s’adapter à l’état de chaque spectateur, pour amener cette énergie vers le mouvement : il devient canal de l’énergie qu’il reçoit. Les danseurs sont là dans un espace et accueillent 40 spectateurs pendant 5 heures. Ils doivent trouver des chemins pour rester présents. Il leur est proposé de travailler avec les corps des spectateurs comme avec des matériaux : ils partent de cette physicalité et essaient de voir où ils peuvent l’amener, sans idée préconçue. De son côté, le spectateur rencontre un autre guide qui ne se présente pas comme étant un danseur, et se retrouve dans un rapport nouveau à l’espace. Le danseur ne met jamais le spectateur en position d’incapacité, afin qu’il puisse développer son propre mouvement : il utilise sa technique pour accompagner le spectateur dans une relation de réciprocité et de dialogue.

Comment envisagez-vous la rencontre finale avec l’écrivain ?
Martin Chaput et Martial Chazallon. Il s’agit de créer les conditions d’une prise de parole par le spectateur, de lui permettre de libérer sa parole comme il a pu le faire avec le mouvement. Il s’agit aussi pour nous de créer une mémoire.

Pouvez-vous nous indiquer quelques réactions de spectateurs ?
Martin Chaput et Martial Chazallon. Lors de notre premier travail à Marseille, nous avons recueilli des témoignages extrêmes. C’est une expérience intime, individuelle, intérieure pour certains ; ou, pour d’autres, cela débouche sur le déploiement d’une liberté énorme, large, ouverte dans l’espace au moment de la danse finale. Dans cette ville, la plupart des personnes ne se sont pas rendues compte qu’elles montaient à notre-Dame de la Garde, où se finissait le parcours… De plus, il y a l’impression généralement que cela fait beaucoup moins que deux heures et demi. En définitive, ces modifications des repères sont comme les signes des transformations, des changements qui se passent dans le corps du spectateur : c’est déjà fini ?  On est monté là ? Et comme tout est fait pour rassurer le spectateur, il se surprend à ressentir et à faire des choses dont il ne se sentait pas capable, dans la confiance.

Ce type de projet est-il votre unique direction de travail ?
Martin Chaput et Martial Chazallon. Projet in Situ n’est pas spécialisé dans des projets de rues, et nous travaillons régulièrement en salles, dans un rapport plus traditionnel au spectateur. Le projet que nous portons durant cette édition 2008 de la Biennale s’inscrit dans une recherche menée depuis six ans dans différentes villes du monde (Mexico, Montréal, Maputo au Mozambique et Marseille). Nous projetons de l’adapter à Londres l’an prochain.

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